documentaire - Gabriel Mascaro

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documentaire - Gabriel Mascaro
DOCUMENTAIRE
UNEPLACEAU
SOLEIL
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Au Brésil, les plus riches se sont construit
un monde à part : ils vivent au sommet
des gratte-ciel érigés en bord de plage,
dans des penthouses, d’immenses
appartements avec terrasse, piscine privée
et jardin suspendu. Dans ce pays parfois
violent, ils se sont créé un univers à l’abri: « Une île », disent-ils.
Intrigué par ce phénomène, Gabriel Mascaro, jeune réalisateur
brésilien, a décidé de se lancer dans l’exploration de ce monde
jamais évoqué. Huit mois durant, il a enquêté. Les obstacles
ont été nombreux. Il livre au final un remarquable travail, édifiant
et profondément dérangeant. Son film, Um Lugar ao Sol (« Une place
au soleil »), a été projeté lors du festival Cinémas d’Amérique latine
organisé à Toulouse en 2010. Aucune chaîne française ne l’a diffusé.
Aperçu en dix plans choisis par le dessinateur Renaud Perrin
et commentés par Gabriel Mascaro.
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DOCUMENTAIRE
L’annuaire
des people
!
Au sommet
de la pyramide
sociale
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Nous avons failli abandonner le film : il était presque
impossible de rencontrer les habitants des coberturas.
Mais nous avons eu de la chance. Nous sommes
tombés sur un annuaire « privé » qui recensait les
people et les habitants des penthouses à travers tout
le Brésil.
Nous les avons appelés un par un, pendant huit
mois. Il y a eu des dizaines de coups de téléphone
et des semaines d’interminables discussions. Neuf
seulement ont accepté de nous rencontrer et d’être
filmés. A condition de ne citer, pour raisons de
sécurité, ni noms ni adresses.
Ils nous ont expliqué pourquoi ils avaient voulu
habiter en hauteur, plus « près du ciel ». Cet homme
que l’on voit sur l’image, au bord de sa piscine privée,
nous dit qu’en « contemplant la mer et le ciel », il saisit
« l’absurdité de tout ça ».
!
D’habitude, le Brésil est filmé et raconté au travers des
favelas, les « bidonvilles ». J’ai voulu changer de regard
sur mon pays et inverser le point de vue : je me suis
intéressé à ceux qui vivent au sommet de la pyramide
sociale.
De nombreux gratte-ciel sont construits au Brésil,
souvent en bord de plage. C’est au dernier étage
de ces bâtiments que l’on trouve les coberturas. Ce
sont des appartements de grand standing, de deux
cents à plus de trois cents mètres carrés. Ils sont
aussi appelés penthouses et disposent, pour la plupart,
d’un jardin suspendu et d’une piscine privée.
J’ai grandi dans une famille de classe moyenne. Je
suis né à Recife, une ville du littoral du Nordeste. Mon
père travaillait dans une banque qui a fait faillite dans
les années 1990, ma mère est professeur d’éducation
physique dans un collège public. J’étais curieux
de découvrir l’imaginaire du haut de la pyramide
sociale brésilienne, qui n’est montré qu’à travers les
feuilletons diffusés à la télévision.
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DOCUMENTAIRE
« Le bruit
des casseroles
m’énerve »
Cette femme, qui habite dans un penthouse de
deux étages, explique qu’elle est très contente : c’est
« pratique », dit-elle. Elle peut rester à l’étage supérieur
pendant que les domestiques préparent le repas
de la famille : « Le bruit des casseroles m’énerve. »
Elle n’échangera donc jamais « [son] penthouse
contre un appartement normal ». Pour des raisons
contractuelles, je ne peux donner ni son nom ni son
prénom, mais elle était sympathique.
Quand je réfléchis à tout cela, je pense qu’au Brésil
nous vivons encore avec le rêve des intellectuels
des années 1960, ceux qui se voulaient porte-parole
des classes marginalisées. Je crois qu’à cause de
cet héritage il y a un vide de représentations et de
discours sur la haute bourgeoisie. Dans Um Lugar ao
Sol, nous avons voulu donner la parole.
!
!
« Au-dessus
de tous »
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Dans le film, un des personnages explique : « Habiter
dans un penthouse, c’est comme habiter sur une île.
Non, c’est encore mieux parce qu’on vit au-dessus de
tout et de tous. » Un autre en parle en usant également
de la métaphore de l’île paradisiaque au milieu de
l’océan. Petit à petit, en écoutant les résidents, nous
avons accès à un imaginaire plutôt choquant et
révélateur.
Ces paradis près du ciel sont, en effet, protégés
par des capteurs de sécurité, des dizaines de caméras,
de systèmes de passes et de codes, des grilles et des
grillages. On y vit sous surveillance constante. Comme
en prison, mais près du ciel et avec vue sur la mer.
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DOCUMENTAIRE
Ces « jaloux »
!
« Les traces
colorées
des balles »
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Là, nous sommes avec une mère et son fils. Ils parlent
de leur statut social et expliquent que, pour éviter
d’attirer l’attention, ils ne disent pas qu’ils habitent
dans un penthouse. Ils font toutefois quelques
exceptions : dans certains questionnaires, il leur
arrive d’écrire en majuscules COBERTURAS.
« Habiter dans un penthouse fait des jaloux dans
l’immeuble », disent-ils. Mais il y a un avantage :
« Comme c’est le dernier étage, en cas de cambriolage,
c’est le dernier appartement à être volé, et parfois ça
laisse le temps à la police d’arriver. »
Les grandes entreprises de construction
brésiliennes vendent les coberturas comme un rêve.
Une société de Recife présente son projet immobilier
comme « contemporain et évolué ». Son slogan
publicitaire ? « La vie est faite de choix. Ici, vous pourrez
être ce que vous voudrez. »
!
Cette scène est tragi-comique. Une famille dit assister
régulièrement, depuis la terrasse de son penthouse,
à de jolis « feux d’artifice colorés ». En réalité, il s’agit
des échanges de tirs entre bandes rivales dans le
bidonville proche. La mère de famille
a filmé ces échanges : « Je ne sais pas si vous pouvez
voir, là-bas, au fond, c’est la favela Dona Marta. »
Elle continue : « Habiter dans un penthouse, c’est
bien parce qu’on peut voir les traces colorées des balles
dans le ciel. D’ici, on voit les échanges de tirs entre les
gangs. » Et termine sur ces mots : « D’ici, du haut, on
peut participer davantage à la réalité de ceux qui vivent
en bas, car on entend tout. J’ai entendu les cris d’un
homme qu’on assassinait dans le pâté de maisons voisin.
D’ici, du haut, on participe beaucoup plus à la réalité
que ceux qui vivent en bas. »
Après avoir vu le film, cette femme m’a écrit
pour me remercier de l’avoir choisie. Elle a fait l’éloge
de ma sensibilité. Quand les spectateurs brésiliens
voient ce passage, ils sursautent. Le moment est si
désagréable que leurs chaises tremblent.
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« Le monde
a toujours
été divisé »
Cet homme est un entrepreneur très connu de São
Paulo, la capitale financière du Brésil. Il serait le
propriétaire du principal « centre de divertissement
nocturne pour adultes » d’Amérique latine, mais
il refuse d’en parler. Il dit qu’il ne va que « dans les
meilleurs hôtels », qu’il a « les plus belles montres et
les plus beaux vêtements ».
Avec naturel, l’entrepreneur affirme que « le monde
est – et a toujours été – divisé en classes » : « Le problème
des inégalités dans le monde n’est pas la faute des
riches. » Pour s’expliquer, il use d’une analogie : « Dans
l’avion, il y a la première classe et, au fond, la senzala. »
Le mot senzala désigne le lieu insalubre où les
esclaves venus d’Afrique résidaient dans les grandes
plantations brésiliennes.
Le film a suscité de nombreuses polémiques au
Brésil. C’était ma première expérience de réalisateur.
Pour le tourner, je me suis présenté comme un
cinéaste brésilien vivant à l’étranger. Pour préserver
mon identité, je suis resté pendant quatre ans à l’écart
de tout réseau social.
!
!
Les pêcheurs
Au pied des penthouses, les pêcheurs tirent un filet
dérivant. Après de nombreuses tentatives,
ils réussissent à attraper un seau, juste un seau,
un déchet de la construction de l’immeuble voisin.
Les hérons blancs survolent la mer à la recherche
de poisson. En vain. En fond, on entend le bruit
de la construction toute proche. Là est la réalité : cette
« idyllique » scène de pêche a lieu dans un univers
urbain, chaotique, en plein bouleversement.
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La fuite
!
« Super !
Félicitations ! »
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Tandis que nous filmions, nous étions également
filmés par les caméras de surveillance internes.
Au montage, j’ai relevé plusieurs « sautes » dues aux
interférences dans le son et l’image. Ce détail est
symptomatique des tensions nées autour du film.
Une place au soleil se termine sur une scène
où cette femme avec le chat dans les bras se lève
brutalement du canapé pour s’en aller. Je venais
de lui demander si elle avait le sentiment d’être
protégée. Son fils a expliqué qu’elle avait fait installer
cinquante caméras de sécurité chez elle, et la mère
s’est levée. Je lui ai demandé si elle comptait revenir.
Elle m’a dit : « Non. »
Cette « sortie de cadre » était une fuite. Pour moi,
c’était comme habiter dans une cobertura. Ÿ
!
Recife, 30°C, vents chauds et humides, vingtième
étage, penthouse d’un homme récemment divorcé,
40 ans, de charmants cheveux grisonnants. « Je donne
des fêtes, ici à la maison, pour trois cents personnes,
avec plusieurs ambiances, des DJ… Je n’ai pas de copine
en ce moment, donc je dois en profiter. »
Pendant l’interview, le même homme m’a félicité.
Parce que j’avais choisi de faire un film sur des choses
positives, il m’a dit que j’étais créatif : « C’est triste
que les documentaristes veuillent toujours parler de la
misère et des assassinats lors d’agressions. »
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