Colloque NPA : Quelles stratégies industrielles pour les médias
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Colloque NPA : Quelles stratégies industrielles pour les médias
Séminaire International des Communications Électroniques et Convergence La révolution numérique dans l’audiovisuel Mardi 9 novembre 2010 Intervention de M. Emmanuel Gabla, Membre du Conseil supérieur de l’audiovisuel Monsieur le Ministre, Mesdames, Messieurs les Présidents, Je suis très heureux d’être présent aujourd’hui à Brasilia pour ce séminaire international des communications électroniques et de la convergence. Mon intervention va tenter de dessiner conséquences pour l’audiovisuel de la révolution numérique et de la convergence, avec un focus sur le cas de la France. Mais elle vous sera certainement utile, car le Brésil et la France ont beaucoup de points communs dans le domaine de l’audiovisuel : tout d’abord un paysage audiovisuel dépendant de la diffusion hertzienne, puisqu’au Brésil aussi la télévision hertzienne reste de loin la plus utilisée (83,5% par rapport à 10,4 % pour le câble), même si dans notre pays la diffusion de la télévision par le réseau téléphonique (IPTV) a pris une grande ampleur ; ensuite, nous avons en commun des acteurs audiovisuels très forts, comme TV Globo qui représente plus de 40 % des audiences (une situation proche de celle de TF1 avant l’arrivée du numérique) ; enfin, une croissance rapide de l’internet fixe à haut débit et de la téléphonie mobile qui pose la question du développement multi-supports (taux de pénétration d’internet de 46,1% au Brésil, plan d’équipement en haut-débit : 75 % des Brésiliens en 2014 ; 90 % de la population a un téléphone mobile – et la téléphonie mobile de 3e génération (3G) se développe rapidement). Nous avons aussi des points de divergence sur lesquels il peut être intéressant d’échanger, notamment concernant l’essor de la télévision numérique terrestre, qui dessert déjà 93 % des Français, avec une extinction de l’analogique qui a commencé sur un quart du territoire. C’est donc une politique de complémentarité entre les supports qui se met en place en France, dans laquelle la diffusion hertzienne numérique, le seul mode d’accès gratuit à la télévision, conserve toute son importance – et toute sa compétitivité grâce à des innovations comme la haute définition ou l’interactivité. Cette politique de complémentarité qui utilise tous les réseaux pour valoriser les contenus et toucher tous les publics est bien évidemment le fruit des stratégies industrielles des professionnels, mais aussi de l’action du gouvernement, du législateur et du régulateur, qui veillent à orienter la révolution numérique pour qu’elle ne soit pas seulement créatrice de valeur économique, mais inclue une dimension sociale et culturelle. I/ Le développement rapide de l’économie numérique tant dans le domaine des télécommunications que de l’audiovisuel a été facilité par la mise en place d’un cadre juridique volontariste et l’action des autorités de régulation. Page 1 sur 12 1. Le cadre juridique français, dépendant du cadre commun européen, s’est rapidement adapté aux problématiques posées par la convergence et le développement de nouveaux services. Vous le savez peut-être, la politique de l’Union européenne en matière d’harmonisation des législations sur les communications électroniques est très avancée, ce qui a facilité le développement de l’économie numérique dans cette zone en offrant un cadre juridique stable, sécurisé et partagé, et en évitant de trop grandes distorsions concurrentielles, tout en offrant un niveau élevé de protection du consommateur. Cela s’est traduit en France par une série de lois qui transposent les directives communautaires. Tout d’abord, la loi pour la confiance dans l'économie numérique du 21 juin 2004, qui transpose la directives européennes sur le commerce électronique et sur la protection de la vie privée dans les communications électroniques, a fixé le cadre économique et de sécurité juridique nécessaire au développement de nouveaux services sur internet. Elle fixe la distinction de régime entre la communication audiovisuelle et la communication au public en ligne, entre ce qui relève de la télévision et de la radio d’une part, et ce qui relève d’internet d’autre part (commerce électronique, statut des hébergeurs de contenus générés par les utilisateurs. Puis la loi du 9 juillet 2004 relative aux communications électroniques et aux services de communication audiovisuelle, qui transpose un ensemble de directives européennes communément dénommées « paquet télécoms », assure une continuité sur Internet des compétences du CSA en matière d’audiovisuel. Le CSA possède un pouvoir de régulation sur les services présentant une suite organisée d’images et de sons, et accessibles à l’ensemble du public à un même moment. Cette deuxième condition exclut et les sites comme YouTube. Les services de médias audiovisuels à la demande sont entrés dans le champ de la régulation audiovisuelle depuis la mise en œuvre de la loi du 5 mars 2009, qui transpose la directive service de médias audiovisuels. Mais les hébergeurs de contenus générés par l’utilisateur sont toujours exclus du champ de la régulation. Au sein d’une même législation, les services sont donc soumis à des réglementations variables, en fonction de leur nature : contenus linéaires ou à la demande, professionnels ou amateurs etc. A mesure que des rapprochements s’opèrent entre les professionnels et les types de contenus, certaines de ces différences qui pouvaient être justifiées s’estompent. Le travail d’adaptation législative est donc constant, comme en témoigne l’évolution entre 2004 et 2009 sur la régulation des services à la demande. Permettez-moi de faire un bref focus sur le développement de télévision numérique terrestre (TNT) dans notre pays Page 2 sur 12 2. Le cadre juridique français concernant plus particulièrement l’audiovisuel s’est montré très volontariste dans le développement de la TNT. Les conditions de développement de la télévision numérique terrestre sont déjà prévues dans la loi du 1er août 2000 et celle du 30 décembre 2002, mais c’est la loi relative à la modernisation de la diffusion audiovisuelle et à la télévision du futur du 5 mars 2007 qui pose le cadre de la généralisation de la télévision numérique terrestre pour tous les Français, de l’extinction de la télévision analogique, de la discussion autour du dividende numérique, du développement de la haute définition, de la télévision mobile personnelle et de la radio numérique. Cette loi pose des objectifs extrêmement précis concernant la TNT, et très ambitieux concernant le développement des innovations associées comme la HD ou la TMP. Elle pose aussi le cadre juridique nécessaire au lancement de la RNT. Parallèlement, un certain nombre de dispositions réglementaires ont dû être adaptées à ce nouvel univers, comme celles régissant les relations entre les chaînes de télévision et le monde de la création. 3. En complément d’un cadre législatif et réglementaire détaillés, les régulateurs ont joué un grand rôle dans le développement de l’économie numérique au service de toute la société. Les deux régulateurs sectoriels que sont l’ARCEP pour les télécommunications et le CSA pour l’audiovisuel ont pris chacun dans leur domaine – et par une coopération renforcée – la mesure de la convergence. Les deux régulateurs n’ont pas les mêmes missions, celle de l’ARCEP étant orientées vers la régulation concurrentielle, avec un système d’attribution des fréquences contre rémunération, le CSA ayant des missions sociales et culturelles sur les contenus qui s’ajoutent aux aspects techniques et à l’attribution de fréquences en échange d’obligations d’ordre culturel, mais également une compétence économique de régulation du secteur. Mais un même état d’esprit les anime : faire que le public, l’intérêt général, soit toujours le moteur de développement des nouveaux services numériques. En ce qui concerne le CSA, les missions sur les plans technologique et économique ont énormément progressé ces dernières années pour suivre l’évolution du paysage audiovisuel convergent ; nouveau pouvoir de règlement de différend, développement d’une expertise sur les nouveaux marchés, développement d’une compétence technologique accrue. S’il est évident que les deux instances ont des interlocuteurs de plus en plus semblables, si elles sont amenées à traiter de grandes questions comme la neutralité du net ensemble, leurs missions sont différentes et complémentaires, et cette pluralité d’approches est une richesse. C’est elle qui permet de tirer le meilleur parti de la révolution numérique sur un plan économique, comme social et culturel, c’est elle qui permet de toujours prendre en compte l’ensemble des intérêts des secteurs comme ceux du public, et de réaliser cet équilibre que doit Page 3 sur 12 être la régulation. Si jamais un régulateur unifié devait être mis en place, il serait crucial que ces deux dimensions y soient également représentées, sans que l’une phagocyte l’autre. II/ La TNT a apporté un vrai bouleversement pour le public comme pour les opérateurs. 1. Le développement de la TNT a été rapide et plébiscité par les Français. Plus de 93 % des Français sont désormais desservis par la TNT, mise en service en mars 2005, le taux d’équipement progresse très rapidement, puisque les trois quarts des Français sont équipés, et plus d’un quart des Français sont déjà passés au tout numérique. Le processus de passage au tout-numérique, et donc d’extinction de la télévision analogique, qui a débuté en février 2010 en Alsace (ma région natale), se déroule bien. Il faut dire que le Gouvernement et le Conseil supérieur de l’audiovisuel ont mis en œuvre deux principes simples : éviter toute fracture numérique d’ordre géographique, grâce à une desserte nationale de 95 % de la population, qui veille à respecter une équité entre les territoires (les 5% restants sont desservis par une offre satellitaire gratuite) ; éviter toute fracture numérique d’ordre social, grâce à des aides du Gouvernement. En France, ce sont les chaînes de télévision hertziennes analogiques, qui, en échange d’un canal compensatoire, financent en grande partie le passage au tout numérique. 2. Cette introduction de la TNT a représenté un bouleversement du paysage audiovisuel et a permis une redistribution des fréquences. La télévision numérique terrestre apporte un enrichissement considérable de l’offre accessible, avec 19 chaînes gratuites là où il n’y en avait que 6 auparavant en analogique. Cette offre de chaînes enrichie a été l’occasion pour le Conseil de faire davantage vivre le pluralisme des médias, c’est aussi l’occasion aussi de renforcer la créativité et le soutien à l’expression culturelle française et européenne. C’est en effet le Conseil qui a dessiné ce paysage, et qui a mis l’enrichissement de l’offre au service d’objectifs culturels et sociaux. Tout d’abord, la diversité, avec la diffusion par voie hertzienne, la seule accessible à tous gratuitement, de chaînes innovantes, correspondant au visage de notre société, à ses problématiques : des chaînes thématiques, des chaînes d’information, une chaîne pour la jeunesse, des chaînes musicales,… Ce sont aussi une cinquantaine de chaînes locales numériques disponibles en numérique hertzien sur tout le territoire. Ensuite, l’arrivée de nouvelles chaînes donne également des perspectives supplémentaires à la production française, ouvre des possibilités aux auteurs, réalisateurs, professionnels des techniques. C’est toute la chaîne de la création qui acquiert ainsi un nouveau dynamisme. Enfin, cette augmentation de l’offre a renforcé le pluralisme des médias, avec l’entrée de nouveaux acteurs dans le paysage audiovisuel français. Certaines nouvelles chaînes de la TNT Page 4 sur 12 appartiennent à des groupes déjà établis, d’autres au contraire appartiennent à des groupes qui n’étaient pas présents en diffusion hertzienne gratuite, voire absents du secteur audiovisuel. Le premier défi pour les entreprises audiovisuelles traditionnelles a donc été celui de la concurrence avec les nouveaux acteurs de la télévision numérique terrestre, dont les chaînes voient leur audience progresser, et leur recettes publicitaires augmenter. Cette fragmentation des audiences les a conduites soit à développer leur deuxième chaîne de la TNT soit à mener des opérations de concentration de ce secteur. Il faut aussi rappeler que , pour tous les opérateurs audiovisuels, le tout-numérique est un défi financier. Ils doivent être présents sur ces nouveaux supports, qui représentent parfois un lourd investissement comme la haute définition ou la télévision mobile personnelle, et financer l’extinction de l’analogique et l’extension du numérique. Or nos groupes audiovisuels français sont de taille modeste, par rapport à la concurrence internationale, mais aussi par rapport à d’autres acteurs telles que les entreprises de télécommunications. Par exemple, le résultat net de France Télécom - Orange au 1er semestre 2008 représente exactement le chiffre d’affaires de TF1, la première chaîne privée française, pour toute l’année 2007 (2,7 milliards d’euros). Le basculement au tout-numérique a aussi eu une autre conséquence : la libération d’un dividende numérique qui, suite à un arbitrage du Gouvernement, a été réparti entre le secteur de l’audiovisuel, pour développer ses innovations comme la haute définition, et celui des télécommunications, pour développer les services 3G, et bientôt 4G. 3. Pourquoi la plateforme hertzienne numérique demeure-t-elle attractive ? Le succès de la TNT s’explique bien évidemment par la qualité et la diversité de chaînes qu’elle procure en mode gratuit. Grâce au numérique, l’offre gratuite se diversifie, s’enrichit, devient plus proche. C’est un atout pour les médias diffusés par voie hertzienne, dans un contexte d’accès de plus en plus facile et de moins en moins onéreux à des offres payantes diversifiées par l’intermédiaire d’autres supports comme le haut débit par internet. Cette gratuité réelle, pour plus d’offre et de qualité, doit être valorisée, dans un monde où on confond gratuité du visionnage des contenus et gratuité tout court. Il faut ajouter que la diffusion par voie hertzienne, la seule gratuite, est encore l’unique mode de réception pour 65 % des foyers. Ensuite, la plateforme de diffusion hertzienne est attractive parce qu’elle peut proposer des innovations jusqu’à présent réservées au mode payant, et/ou à ceux qui disposent d’un accès à internet. Tout d’abord, la haute définition par voie hertzienne correspond à une attente de nos concitoyens, toujours plus nombreux à s’équiper, et c’est le seul mode de réception qui garantit la HD multi-écrans simplement. Cinq chaînes sont déjà diffusées en haute définition, et toutes les chaînes de la TNT qui le souhaiteront auront vocation à passer en haute définition. Par sa Page 5 sur 12 consommation de spectre, la diffusion en haute définition signifie un arbitrage entre quantité et qualité pour le téléspectateur. Un basculement de toutes les chaines en HD implique des progrès techniques tant en terme de compression (MPEG-4 et suivants) et que diffusion (DVBT-2) C’est une limite évidente, qui se posera avec beaucoup plus d’acuité pour la 3D. Ce type d’innovations à venir seront donc en grande partie réservées à la télévision en accès payant, par câble, satellite, ou par internet. La question sera donc de savoir à quels types de services est dévolu l’accès universel. Par ailleurs, le Conseil a souhaité que le développement de services interactifs, et de services délinéarisés comme la vidéo à la demande, soit aussi possible sur la plateforme hertzienne ; c’est un accès simple et universel aux services délinéarisés que nous pouvons créer. Enfin, la complémentarité entre les plateformes est un véritable atout, comme le montre l’exemple des téléviseurs connectés sur lequel je reviendrai. III/ Nous sommes entrés dans une ère d’accès aux contenus audiovisuels sur de multiples supports, qui connaît des mutations permanentes. 1. Parlons tout d’abord de complémentarité entre les différentes plateformes de diffusion. a) Le développement multi-supports des médias numériques est devenu une réalité. Aujourd’hui, pour le public, la télévision et la radio sont partout, sans distinction entre les écrans, les modes de diffusion, le linéaire ou le non-linéaire. La consommation est de plus en plus individualisée et de plus en plus délinéarisée, sur tous les supports, notamment chez les jeunes. La fragmentation des audiences entre médias comme entre supports, et donc celle des recettes publicitaires qui est susceptible d’en découler, sont des phénomènes structurants. La télévision change et évolue, elle ne peut plus se résumer au téléviseur familial diffusant un programme fédérateur, même si cet usage va perdurer – et elle va se métamorphoser avec l’arrivée des téléviseurs connectés. Les chaînes de télévision traditionnelles ont rapidement perçu la nécessité qu’elles avaient à investir le réseau internet, elles l’ont fait avec célérité en proposant des services très simples d’usage. La télévision de rattrapage s’est affirmée depuis trois ans comme un usage incontournable, mais dont il faut mesurer l’exacte importance ; à titre d’exemple, le site de télévision de rattrapage d’une chaîne enregistre environ 15 millions de visionnages par mois, à comparer aux 3-4 millions de téléspectateurs chaque soir pour la chaîne linéaire. Le marché de la vidéo à la demande, quoiqu’en forte croissance, reste faible : son chiffre d’affaires, en croissance exponentielle, représente toujours moins de 2 % de celui des abonnements à la télévision payante. Ce développement est donc désormais une évidence, mais son modèle économique n’est pas stabilisé. Page 6 sur 12 b) Mais n’oublions pas que nous avons connu plusieurs âges de la convergence. Le paysage numérique est extrêmement mouvant, le partage de la valeur peut être bouleversé, les portes d’accès aux contenus peuvent changer très rapidement. Il y a quelques années, pas si lointaines, le mot de convergence servait à décrire l’arrivée des fournisseurs d’accès à internet dans l’univers des contenus. Aujourd’hui, s’il y a bien convergence des supports, les télécommunications sont plutôt confrontées au danger de n’être plus que des transporteurs, la monétisation de l’accès aux contenus pouvant se déplacer, par exemple, vers les professionnels des téléviseurs connectés ou des plateformes de musique ou de vidéo telles qu’iTunes. Ce sont bien sûr ces déplacements de la valeur – et à travers eux leur impact sur le financement de la création – qui intéressent autant les médias numériques que le régulateur. Car nous avons eu plusieurs points de focalisation ces dernières années : sur les plateformes de services délinéarisés sur internet, sur les services offerts sur les téléphones mobiles, sur les téléviseurs connectés désormais. c) Les téléviseurs connectés apportent un nouveau modèle de complémentarité des plateformes de diffusion. L’apparition des téléviseurs connectés remet le récepteur traditionnel au cœur de l’accès aux nouveaux services. Mais elle représente bien un bouleversement dans l’approche des supports de consommation, et donc dans l’organisation de la chaîne de valeur : après avoir cru que l’avenir de la consommation de services audiovisuels à la demande se jouait sur les ordinateurs, puis sur les Smartphones, la possibilité d’accéder aux services à la demande sur le téléviseur est redevenue la préoccupation principale des opérateurs en 2010. Plus de 90 % du volume des transactions payantes de vidéo à la demande sont réalisées via la télévision disponible par ADSL (IPTV) contre moins de 10 % sur internet. Cela montre que la vidéo à la demande payante est considérée par le public comme appartenant à l’univers de la télévision, et nécessitant une qualité que seul le téléviseur peut fournir. Les prévisions d’équipement sont très rapides : en France, en 2012, les téléviseurs devraient être le deuxième terminal fixe connecté le plus répandu derrière les consoles de jeu. Si les bénéfices pour le téléspectateur sont indéniables, il est difficile à ce stade de prévoir quel impact auront les téléviseurs connectés sur l'écosystème économique des acteurs audiovisuels traditionnels tels que les éditeurs et les distributeurs, d’autant plus que plusieurs modèles, plus ou moins ouverts ou fermés, cohabitent. Le CSA va donc organiser un grand colloque début 2011 sur cette question des téléviseurs connectés et leurs conséquences dans le monde audiovisuel. 2. Nous sommes entrés dans un âge de l’accès, avec des bouleversements incessants dans la chaîne de valeur, qui pose la question du financement de la création. Page 7 sur 12 a) Il nous faut préserver le financement du moteur de la croissance de l’économie numérique : les contenus. C’est un objectif que partagent le régulateur comme, dans l’absolu, les entreprises, même si, pour celles-ci, la différence entre celui qui finance et celui qui tire profit de ces contenus conduit à des situations contrastées. Car ce sont bien les contenus qui sont créateurs de richesses tant économiques que culturelles dans un monde où les réseaux se multiplient et ont besoin de ces contenus de qualité et diversifiés pour apporter une valeur ajoutée au consommateur. Dans le contexte de compétition internationale accrue, le pouvoir de promouvoir la diversité et la créativité contre l’uniformisation est important, en ce qu’il est gage de création de contenus ayant une spécificité et donc une valeur particulière. Le soutien aux industries de contenus, je l’ai dit, est une nécessité économique ; c’est aussi un choix social et culturel fort : celui de promouvoir la diversité culturelle en ne laissant pas à un seul pays le monopole de l’ industrie de contenus. b) Ce financement est difficile à organiser dans la mesure où de nombreuses incertitudes pèsent sur l’organisation de la chaîne de valeur. Ainsi la ressource publicitaire pour les services délinéarisés demeure encore instable. Les offres gratuites en ligne financées par la publicité rencontrent des succès d’audience indiscutables et ont obtenu la reconnaissance des annonceurs. Plusieurs questions se posent néanmoins, concernant la mesure de l’audience, sa monétisation, ainsi que le circuit de financement des contenus. Ainsi, aux Etats-Unis, les opérateurs de services gratuits tels que YouTube et Hulu ont récemment indiqué leur intention d’inclure dans leurs services une partie d’offre payante, marquant la fin du tout gratuit. Des formules intermédiaires sont même envisageables, où le consommateur paie plus ou moins en fonction de la durée publicitaire qu’il est prêt à accepter. Ensuite, le lien entre audience, publicité et rémunération des contenus peut être ténu dans l’univers internet. L’écosystème global de l’audiovisuel assure aujourd’hui un financement de la création par les obligations, par la chronologie des médias, par le système des exclusivités. Ces liens se perdent dans l’univers d’internet, où ceux qui profitent le plus de l’exposition des contenus ne sont pas forcément ceux qui les rémunèrent. Les leçons de la musique doivent servir à l’audiovisuel : internet donne au public l’illusion de la gratuité, et il faut dès à présent trouver des modes de rémunération des contenus efficaces. L’apparition des téléviseurs connectés et de l’interactivité en matière de publicité pourrait également venir perturber la chaîne traditionnelle qui lie l’annonceur, les agences et les régies publicitaires des chaînes ou des services à la demande. L’annonceur peut en effet s’adresser aux constructeurs de terminaux, aux sites internet, aux éditeurs d’application et de logiciel, etc. Il y a un risque fort de contournement des chaînes. Le lien direct entre ressources financières et financeurs de la création s’opacifie. C’est pourquoi il est légitime que les nouveaux acteurs de l’audiovisuel que sont les fournisseurs d’accès à internet, mais aussi les équipementiers, les éditeurs de nouveaux services participent au Page 8 sur 12 financement de la création. Tout acteur qui bénéficie économiquement de la diffusion d’œuvres de création doit participer au mécanisme de financement de la création. c) L’enjeu de la possession des catalogues de contenus – et des exclusivités - est centrale dans ce contexte. Aujourd’hui, l’ensemble des professionnels du numérique a désormais la possibilité d’un accès direct au téléspectateur et est donc à même de lui proposer des contenus. Les majors américaines ont mis en application avec succès un modèle de distribution directe, « hulu.com », devenu très rapidement le troisième site de vidéo aux Etats-Unis. Parallèlement, les équipementiers ou certains sites internet ou conclu des accords globaux de valorisation des contenus. Il est donc essentiel de progresser rapidement sur la question de la maîtrise des droits sur tous les supports. Parallèlement, c’est toute la question de la régulation des exclusivités – et sur internet de la neutralité du réseau – qui doit être abordée. J’y ajouterais un dernier point, la liberté de choix qui doit être celle de tout téléspectateur. Demain, des plateformes comme GoogleTV orienteront le choix du téléspectateur, demain les réseaux sociaux pourront être des prescripteurs très forts – et directs – de la consommation télévisuelle. Nous ne devons pas perdre de vue cette question de la liberté de choix, centrale pour l’économie du secteur comme pour la protection du public. Nous évoluons petit à petit d’un système construit sur l’offre vers un système mû par la demande. IV/ La rapidité de mutation de ce nouvel univers rend plus que jamais nécessaire l’intervention du régulateur. 1. C’est avec pragmatisme que le régulateur doit aborder ce nouvel univers. Je vais prendre quelques exemples de la manière dont le régulateur, dans le cadre de la loi bien sûr, appréhende avec pragmatisme le nouvel univers de la convergence. a) Premier exemple, les concentrations. Celles-ci s’envisagent de manière générale dans des univers fermés : si elles concernent des télévisions payantes, dans le cadre général de la télévision payante, si elles concernent des télévisions gratuites, dans le cadre général de la télévision gratuite. Or une telle approche n’est tout simplement plus possible, dans la mesure où la concurrence se fait aujourd’hui sur tous les supports, que les frontières entre gratuit et payant se déplacent, que des acteurs de pays et de supports différents se concurrencent. Ainsi en 2009, TF1, l’acteur dominant de la télévision gratuite, a racheté deux chaînes de la TNT. Mais le Conseil a fait le choix de considérer l’univers concurrentiel bien au-delà de la télévision hertzienne ; Google, désormais, est bien un concurrent de TF1. C’est bien une vision globale qui doit prédominer. Page 9 sur 12 b) Autre exemple de pragmatisme, ou plutôt de perception fine du marché, la position du Conseil sur les obligations culturelles pour les nouveaux services à la demande. Comme vous le savez, le système français repose sur l’attribution gratuite de fréquences en échange d’obligations culturelles, de production et de diffusion d’œuvres françaises et européennes. La question qui nous était posée concernait l’application des mêmes dispositions aux services à la demande. Or le projet du Gouvernement nous semblait un décalque des obligations applicables aux chaînes hertziennes, qui tenaient trop peu compte des spécificités de ce marché émergent, et de la nécessité de développer un marché d’offre légale de contenus en ligne. Il nous semblait aussi défavorable au financement de la création sur le long terme, en incitant les sociétés à l’expatriation. Nous avons donc proposé des mécanismes plus progressifs et avec des taux moindres. Certains nous ont accusé de renoncer à la bataille pour le financement de la création sur tous les supports. C’est au contraire la volonté de poursuivre les mêmes buts sur des terrains nouveaux qui nous a animés. Car un texte qui ne correspond pas à une réalité économique ne crée aucun système vertueux sur le long terme. Bien évidemment, nous n’avons pas abandonné l’objectif de financement de la création, nous avons proposé une montée en charge des obligations plus conformes à ce que sont ces services aujourd’hui. Et nous avons tenu compte du risque, réel, de délocalisation : d’ores et déjà, iTunes d’Apple, localisé au Luxembourg, propose ses films 20 % moins cher que les plateformes françaises. Nous voulons construire les conditions favorables à un développement des plateformes françaises, pour qu’elles puissent justement et croître et financer la création sur le long terme ! Ce sont de telles approches équilibrées qu’il faut développer pour l’univers numérique actuel : telles sont les approche que doit promouvoir un régulateur clairvoyant. 2. Au-delà du pragmatisme du régulateur, il faut militer pour une cohérence de la régulation entre ces mondes audiovisuels et internet qui d’interpénètrent chaque jour davantage. L’impact de la régulation sur les stratégies des médias numériques est bien sûr crucial. Or nous entrons dans une ère où le temps législatif aura toujours un temps de retard sur la réalité industrielle – et celle ressentie par le public. Prenons l’exemple de la protection de l’enfance sur internet : comment expliquer au public qu’il y a des différences de régulation là où il ne voit pas de différences entre les contenus ? Je le dis maintenant du point de vue économique et stratégique : quand il y avait une différence entre écran de télé et écran de PC, cela pouvait encore s’envisager ; mais aujourd’hui, avec les téléviseurs connectés, nous entrons dans une ère où les différences de régulation apparaissent crûment sur le même écran. Il est important de saisir ce que cela représente : si une chaîne diffuse Page 10 sur 12 une partie de ses contenus en données associées, ceux-ci sont soumis à la régulation s’ils arrivent par la voie hertzienne, et ne le sont pas s’ils arrivent par la voie connectée. Sur le même support, pour le même contenu. On voit les difficultés pour tout type de contenus, comme par exemple la publicité interactive. Nous sommes face à un hiatus réglementaire qui pénalise autant les médias que les téléspectateurs. Je crois qu’il faut en finir avec la politique de l’autruche et poser très clairement ce problème. Des solutions existent, comme celle de la corégulation, celle qui associe les professionnels à la mise en œuvre mais demeure soumise à l’autorité de régulation. Nos amis britanniques de l’OFCOM ont su avec pragmatisme rechercher la continuité des buts de la régulation sur tous les supports, en créant de nombreuses d’instances ad hoc, plus ou moins liées à l’autorité de régulation, et associant les professionnels, pour aborder des thèmes tels que la publicité sur internet, les jeux vidéos, la protection de l’enfance sur internet, etc. Cette approche me paraît la plus intéressante : si des cadres juridiques trop stricts étaient mis en œuvre, ils entraveraient le développement de ces nouveaux services nécessaires à notre économie, ou entraîneraient des délocalisations (surtout s’ils ne sont pas concertés au niveau européen). Le régulateur possède au contraire la capacité de mettre en place de véritables normes avec la souplesse nécessaire pour ne pas entraver la croissance des services innovants. 3. Pour atteindre ces buts, nous devons développer davantage nos espaces de coopération. Il va de soi que l’Union européenne constitue l’espace idoine pour développer des corps de doctrine forts sur l’économie numérique. Mais si cela a été le cas concernant les télécommunications, la politique audiovisuelle européenne n’est pas aujourd’hui totalement mature. Elle s’est contentée de cadre a minima laissant à chaque Etat membre la possibilité d’aller au-delà. Mais cela est insuffisant face aux risques réels de distorsion des régulations et de la concurrence qui risquent d’arriver avec des services facilement délocalisables. Ce sont des réflexions que nous devons poursuivre. Et que nous devons poursuivre au sein de chaque espace régional. Car si le droit communautaire a progressé en la matière, la diversité du droit international quant à la diffusion des services peut en outre provoquer des distorsions de concurrence réglementaire. Des acteurs mondiaux ont la latitude d’établir leur service sous des législations relativement libérales et se soustraire aux différentes obligations spécifiques des droits nationaux. Si nous n’y prenons garde, de véritables paradis numériques se créeront, porteurs de menaces pour nos économies, nos sociétés, nos industries culturelles. Il sera bien évidemment difficile de parvenir directement à des règles harmonisées au niveau international. C’est pourquoi les espaces régionaux me semblent les lieux indispensables d’élaboration, dans un premier stade, de ces cadres juridiques communs. Page 11 sur 12 &&& Pour conclure, je voudrais rappeler que le développement de l’audiovisuel sur tous les supports ne doit pas faire perdre de vue : qu’il est parfois préférable de choisir la diffusion hertzienne, ou tout au moins d’inventer des articulations nouvelles entre les supports selon les usages et les publics (ex : téléviseurs connectés, ex : développement de la HD sur le hertzien,…). Cela reste un moyen de réception de la télévision peu onéreux pour le citoyen ; que le modèle économique multi-supports est très incertain et nécessite de rassembler tous les professionnels sur le partage de la richesse, condition sine qua non pour préserver notre la création, et donc le dynamisme de long terme de tout le secteur (contenus et réseaux) ; que le modèle hertzien est certes porteur d’enjeux culturels et sociaux majeurs, mais aussi d’universalité d’accès, qui ne doivent pas se perdre dans l’univers d’internet. Le modèle que nous devons bâtir pour le développement de l’audiovisuel numérique sur tous les supports doit donc prendre appui sur deux complémentarités, entre l’univers hertzien et celui d’internet, entre le développement des réseaux, des opérateurs de services, et celui des contenus et leur rémunération. C’est l’enjeu majeur des années à venir, pour les médias numériques comme pour le régulateur. Je vous remercie pour votre attention. Page 12 sur 12