LA RÉCEPTION DE L`ŒUVRE DE MARGUERITE YOURCENAR

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LA RÉCEPTION DE L`ŒUVRE DE MARGUERITE YOURCENAR
LA RÉCEPTION DE L’ŒUVRE
DE MARGUERITE YOURCENAR
DANS LE MONDE LUSOPHONE :
UN CAS MARGINAL
par Maria Rosa CHIAPPARO (Université de Tours)
Hier ne finira que
demain, et demain
a commencé il y a
dix mille ans.
Williams Faulkner,
L’Intrus (1948)
En réponse à l’amour de Yourcenar pour l’Antiquité gréco-romaine et
pour le monde classique, les intellectuels des pays méditerranéens lui ont
voué une attention toute particulière visant à faire ressortir les liens
qu’elle avait noués avec la Méditerranée, ou encore à exalter l’équilibre
et la pureté de son écriture en tant que signe du renouveau de la plus
noble tradition romanesque française.
Pour compléter ce tableau déjà riche1, il manquait, ou m’étaient
inconnues, des études sur la question de la réception critique de l’œuvre
yourcenarienne dans les pays lusophones, et notamment au Portugal, qui
n’est pas un pays méditerranéen à proprement parler, mais qui appartient
de plein gré au monde culturel et à l’esprit de l’Europe du Sud 2.
La raison de mon choix est toute simple : le besoin de combler une
lacune personnelle et de comprendre si cette méconnaissance est due à un
problème d’ignorance ou bien à la marginalité du monde intellectuel
Comme en témoignent les nombreux travaux critiques grecs, italiens ou espagnols déjà
publiés.
2 Cf. Le Portugal et la Méditerranée, Lisbonne / Paris, Fundação Calauste Gulbenkian,
2002.
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portugais qui, après des années d’enfermement, commence timidement à
faire entendre sa voix. Mon narcissisme ne va pas plus loin, mais il est
vrai que pour une fois je me suis élue “lecteur-idéal” de l’œuvre
yourcenarienne et de sa littérature critique, un “lecteur-idéal” qui, n’ayant
jamais eu dans les mains un texte en portugais ou écrit par un lusophone
sur notre Yourcenar, s’en est demandé la raison. Voilà le point de départ.
Il ne me restait plus qu’à me plonger dans les documents pour essayer
de saisir quelques pistes, des indices sur lesquels fonder mon
interprétation et dévoiler l’énigme : s’agissait-il, donc, de banale
ignorance ou, au contraire, d’une marginalité due à des raisons précises
qu’il fallait découvrir et explorer ?
En piochant dans les volumes de bibliographie, un univers inconnu
s’est ouvert à mes yeux, une voix jusqu’à ce moment discrète, très
discrète, a commencé à se faire entendre : même si le matériel repéré
n’est pas très consistant, il y a bien des travaux en portugais sur la
réception de l’œuvre de Yourcenar au Portugal 3 que j’ignorais, mea
culpa. Pourquoi alors cette position frileuse de la critique lusophone?
J’ai ainsi procédé à un recensement et à une analyse systématique des
données récoltées. Au premier abord, on s’aperçoit que la plupart des
traductions des œuvres yourcenariennes ou bien des travaux critiques sur
notre auteur en langue portugaise, remonte au plus tard aux trente
dernières années. Plus précisément, on remarque qu’autour de 1980 se
met en marche un mouvement extraordinaire de traduction des œuvres de
Yourcenar et de publications critiques, comme si un intérêt subit s’était
manifesté, réveillant tout à coup critiques, maisons d’édition et lecteurs
d’un sommeil profond qui n’avait pas frappé les autres pays.
Un travail exceptionnel sur la réception de l’œuvre de Yourcenar au Portugal a été mené
par Isabel da Silva Rêgo, dans son mémoire de maîtrise, qui constitue le recensement le
plus complet de la littérature critique yourcenarienne en langue portugaise. Cf. Isabel DA
SILVA RÊGO, Marguerite Yourcenar em Portugal. Alguns aspectos da sua recepção,
Université de Aveiro, sous la direction de Otília PIRES MARTINS, Departamento de
Línguas e Culturas da Universidade de Aveiro, 2000.
Je lui suis redevable de la plupart des renseignements concernant le monde culturel
portugais. Pour cette raison, je tiens à exprimer à Isabel da Silva Rêgo toute ma
reconnaissance pour la générosité avec laquelle elle a mis à ma disposition son travail de
recherche. Sans sa contribution mes réflexions n’auraient pas eu une base fondée.
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lusophone
Revenir aux données biographiques m’a aidée à expliquer ce
phénomène, du moins à trouver une première réponse à la question : la
découverte de l’œuvre yourcenarienne au Portugal et au Brésil, coïncide
avec l’élection de notre auteur à l’Académie française. L’événement, en
soi exceptionnel, du couronnement d’une femme au sein des “immortels”,
avait permis aux œuvres de Yourcenar de franchir les portes les plus
éloignées ou celles fermées de manière hermétique, pour arriver sur le
devant de la scène. Apparemment, ce fut le cas du Portugal et même du
Brésil, qui découvrent notre auteur après cet événement majeur de sa vie.
Toutefois, si l’entrée à l’Académie française a lancé Yourcenar dans le
firmament des grands auteurs à renommée internationale et a ainsi facilité
la diffusion de ses œuvres partout dans le monde, y compris au Portugal,
le changement politique que le pays était en train de vivre en fut,
néanmoins, un soutien fondamental. La fin de la dictature a déterminé un
grand développement du marché éditorial portugais dont les œuvres de
Yourcenar a bénéficié. C’est donc une contingence de faits qui a permis
la diffusion de ses œuvres dans les pays lusophones et non pas un simple
événement mondain, tout de même exceptionnel, comme l’élection à
l’Académie française.
Quand on analyse le matériel récolté, d’autres dates s’imposent dans
le processus de réception de l’œuvre yourcenarienne dans le monde
lusophone, à savoir : 1981, date de la deuxième visite au Portugal de
notre auteur, cette fois-ci en tenue officielle ; 1987, la date de sa mort ;
2003, la date du centenaire de sa naissance ; 1997 et 2007, les dates de
commémoration des dix et des vingt ans de sa mort. Des rendez-vous
officiels ou officialisés qui ont servi de prétexte pour la diffusion de
l’œuvre de notre auteur. On peut dire, alors, que la connaissance de
l’œuvre de Yourcenar au Portugal, et dans le monde lusophone en
général, est redevable de différents moments officiels de commémoration
qui l’ont relancée auprès du grand public.
Toutefois, une telle réponse ne pouvait pas suffire : il s’agit d’une
solution trop facile et trop commode pour être plausible. Si l’entrée à
l’Académie française a favorisé la diffusion des œuvres yourcenariennes
partout dans le monde, on ne peut pas dire que le Portugal soit si distant
de la France pour que ses intellectuels n’aient pas eu l’occasion de
connaître ses œuvres, ou tout simplement d’entendre son nom. Distant, il
ne l’est ni géographiquement ni culturellement. La chose s’avère encore
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plus étrange si l’on pense à tous ces intellectuels portugais réfugiés en
France pour fuir la dictature de Salazar, et à tous ces Portugais venus
chercher en France une amélioration de leurs conditions de vie. Quelles
sont alors les raisons cachées de ce réveil tardif ?
Passant du recensement à la lecture des documents repérés, j’en suis
venue à la conclusion que les raisons de ce retard se trouvent ailleurs et
elles sont bien plus complexes qu’il ne semble. Ces textes laissent
transparaître une perception tout à fait originale de la personnalité de
l’auteur de la part des intellectuels portugais, qui ne correspond pas à
celle des autres interprètes européens, et qui s’oppose même à l’image
que les intellectuels français avaient dessinée d’elle. On pourrait même
dire que ce long silence est le signe de l’originalité de l’interprétation
portugaise tant de l’œuvre que du personnage de Yourcenar et que la
marginalité de la réception de l’œuvre yourcenarienne dans le milieu
intellectuel portugais va de pair avec le non-conformisme qui a été
attribué à l’auteur.
En effet, Yourcenar est souvent présentée comme un personnage
dérangeant, et non pas comme le symbole de la renaissance du
classicisme français, comme on a souvent lu dans les critiques qui
accompagnèrent la sortie des Mémoires d’Hadrien 4. Et cela pour nombre
de raisons. Ce côté dérangeant l’empêcha d’avoir droit de cité au Portugal
pendant la période salazariste, comme elle ne l’eut pas non plus au Brésil
pendant la période de la dictature militaire. Elle dut attendre presque
vingt ans pour être acceptée non pas par le public, victime, finalement,
d’une censure en amont empêchant toute forme de liberté d’expression et
de libre circulation de l’information, mais plutôt par les maisons d’édition
et par la critique officielle. Elle dut attendre que son image subisse un
processus de “normalisation” qui allait l’adoucir, la ranger dans un
système de genres codifiés, avant qu’elle ne soit indiquée comme un
écrivain à lire, le monstre sacré qu’elle est devenue, dont les œuvres
méritent d’être diffusées, l’auteur qu’aujourd’hui tout le monde cite, de
Cf. Maria Rosa CHIAPPARO, « De la définition d’un genre : la réception de Mémoires
d’Hadrien à sa parution et la question de l’histoire », Francofonia, n° 47, automne 2004,
p. 59-82.
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lusophone
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l’homme politique au professeur d’architecture6. Bien évidemment, ce
processus de “transmutation” de l’image de Yourcenar a pu se mettre en
Voir la citation extraite des Mémoires d’Hadrien, utilisée par l’Ambassadeur de l’Institut
d’Études Stratégiques et Internationales António Monteiro dans un article sur la résolution
des conflits en Afrique : « Os desafios actuais da segurança internacional exigem
respostas eficazes, formuladas tanto ao nível dos Estados como em instâncias
internacionais que disponham de capacidade de actuação concreta. Terão essas respostas
de ser necessariamente novas? Há muitas décadas, li uma obra que me abriu novos
horizontes e que releio de tempos a tempos. Permitam-me maçá-los com algumas
citações, um tanto discricionárias, de alguém que pensaria que «uma parte dos nossos
males provém de haver demasiados homens excessivamente ricos ou desesperadamente
pobres». Esse mesmo personagem confessava : «Procurei comunicar às negociações o
ardor que outros reservam para o campo de batalha; forcei a paz... A passagem das ideias,
tão subtil como a do ar vital nas artérias, recomeçava no interior do grande corpo do
mundo; o pulso da terra punha-se de novo a bater... Aquelas raças que viviam há séculos
porta com porta, nunca tinham tido a curiosidade de se conhecer nem a decência de se
aceitar mutuamente... Sabia que o bem como o mal é uma questão de rotina, que o
temporário se prolonga, que o exterior se infiltra no interior e que, com o decorrer do
tempo, a máscara toma-se face. Pois que o ódio, a estupidez, o delírio têm efeitos
duradouros, não via razão para que a lucidez, a justiça, a benevolência não tivessem
também os seus... A paz era um fim, mas não de forma alguma o meu ídolo: a própria
palavra ideal desagradar-me-ia como demasiado distante do real... Aceitava a guerra como
um meio para alcançar a paz se as negociações não pudessem bastar...». É uma longa
citação das memórias que Margherite Yourcenar atribui a Adriano, no tempo em que o
Imperador construiu o longo período de estabilidade durante o qual consolidou as
conquistas de Trajano. Expoente da grandeza cultural de Roma, o diálogo permanente
com que Adriano garantiu a paz, sobretudo nas fronteiras leste e norte da Europa
civilizada de então, teve sempre como sustentáculo o poderio militar real do Império. As
preocupações de segurança da Europa de hoje estão ainda voltada para Leste mas o Norte
é actualmente substituído pelo Sul. E o poder militar reside numa organização, a NATO,
com sede na Europa mas com o pulso do outro lado do Atlântico, nos EUA. O
pensamento de Yourcenar-Adriano veio-me muito à ideia quando em Outubro-Novembro
do ano passado participei na primeira reunião ministerial do diálogo mediterrânico da
NATO em Bruxelas. É para mim evidente que só o diálogo pode utilmente sobrepor-se às
desconfianças » (António MONTEIRO, A África e A Europa Resolução de Conflitos,
Governação e Integração Regional. Os Desafios Actuais da Segurança Internacional,
http://www.ieei.pt/index.php).
6 C’est le cas du programme du Prof. Ricardo José do Canto Moniz Zúquete de
l’Université Lusiada de Lisbonne, qui a indiqué deux œuvres yourcenariennes dans la
bibliographie de son cours sur Théorie et pratique de l’Architecture, année académique
2007/2008, à savoir : Marguerite YOURCENAR, « Profissão de Artífice », in De Olhos
Abertos, Porto, Distri editora, 1982 ; Marguerite YOURCENAR, O Tempo esse grande
escultor, Lisbonne, Difel, 1996.
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place grâce à son élection à l’Académie française et à son entrée officielle
au sein des grands de la République. Mais son acceptation dut surtout
attendre la démocratisation de la vie politique et sociale du Portugal, de
même que du Brésil, pour que son œuvre soit librement traduite et
publiée, sans souci d’aucune sorte. Le classicisme même, qu’ailleurs on
indiquait comme le trait distinctif de l’écriture yourcenarienne, n’eut
aucune influence sur la lecture portugaise, du moins à ses débuts. Ce
furent plutôt les aspects “anticonformistes” qui ont primé et déterminé
une fermeture qui allait durer bien des décennies, car le côté classique de
son écriture fut interprété comme un signe d’autonomie, les traits
caractéristiques d’un écrivain qui dérange pour ses idées7.
En quoi consistait ce côté dérangeant qui nuisit autant à la diffusion de
l’œuvre de notre auteur ? Encore une fois, revenir aux données repérées
et fixer les dates de la découverte de Yourcenar dans le monde lusophone
nous aide à mieux comprendre ce processus. Les premières œuvres
yourcenariennes traduites en portugais furent Mémoires d’Hadrien,
L’Œuvre au Noir et Le Coup de grâce8, œuvres traduites respectivement
en 19629, 197310 et 197811 par trois maisons d’édition portugaises :
Ulisseia de Lisbonne, Editorial Inova de Porto et Editora Arcádia de
Lisbonne. Comme ailleurs, Yourcenar fut connue au Portugal grâce aux
Cf. Manuel POPPE, « O caso Yourcenar », Jornal de Notícia, 2 de Fevreiro 1988, p. 10.
« No ano seguinte publica o seu primeiro grande sucesso, Le Coup de grâce (traduzido
em português com o título O Golpe de Misericórdia e prefaciado por Agustina BessaLuís). [...] Em 1951, sai Mémoires d’Hadrien que conhece um imediato suceso e consagra
internacionalemente o nome de Marguerite Yourcenar. O livro é traduzido em português
por Ma[ria Lama] anos depois [...]. Em 1968, Marguerite Yourcenar publica o romance
que muitos consideram a sua obra-prima L’Oeuvre au Noir, traduzido português com o
título A Obra ao Negro, por Rafael Gomes Filipe [le véritable traducteur est en effet
Antonio Ramos Rosa, en revanche Rafael Gomes Filipe avait traduit Le Coup de Grace] »
(ANONYME, « Marguerite Yourcenar apresenta-se entre nós », Comércio do Porto, 31
de Março de 1981, p. 9).
9 Marguerite YOURCENAR, Memórias de Adriano, trad. par Maria LAMAS, Lisbonne,
Ulisseia, 1962.
10 Marguerite YOURCENAR, A Obra ao Negro, trad. par António RAMOS ROSA,
Porto, Editorial Inova, 1973; la deuxième édition fut publiée par la maison d’édition D.
Quixote, la traduction fut signée par António RAMOS ROSA, Luiza NETO JORGE et
Manuel JOÃO GOMES, et par la suite par Rafael GOMES FILIPE.
11 Marguerite YOURCENAR, O Golpe da Misericórdia, préface de Agustina BESSA
LUÍS, trad. par Rafael GOMES FILIPE, Lisbonne, Inova Editora Arcádia, 1978.
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lusophone
Mémoires d’Hadrien, œuvre qui avait été immédiatement traduite dans de
nombreuses langues après son succès en France. La traduction portugaise
fut publiée en 1962, plus de dix ans après la sortie du roman en France, et
plus précisément, elle fut publiée après le premier séjour au Portugal de
Yourcenar, séjour qui dura de décembre 1959 à mars 1960. À cette
époque, elle fit ce voyage en inconnue, accompagnée par Grace Frick,
elle tint juste une conférence sur « Fonction et responsabilités du
romancier » pour l’Alliance Française de Madeira, qui n’eut pas un grand
retentissement auprès de la critique et du public portugais12. Toutefois,
pendant ces mois de voyage, elle eut l’opportunité de rencontrer des
personnages de premier plan de l’intelligentsia portugaise, tels Eugénio
de Andrade13, Eduardo de Oliveira et Maria Lamas, avec lesquels elle
entretint des relations même après 14. Ce fut justement l’écrivain et
journaliste Maria Lamas qui a traduit en portugais les Mémoires
d’Hadrien, initiant ainsi une correspondance avec l’auteur qui continuera
jusqu’à sa mort 15. Nous citons un passage d’une lettre de Yourcenar à sa
traductrice, recueillie dans un volume de correspondances de Maria
Lamas, dans laquelle elle montre toute sa reconnaissance à sa traductrice
pour le travail accompli :
Chère Maria Lamas, j’ai reçu ces jours-ci par l’entremise de Plon le
volume de votre traduction portugaise d’Hadrien et j’ai été enchantée par
ANONYME, « Encontra-se na Madeira a escritora francesa Marguerite Yourcenar »,
Diário de Notícias, 17 de Janeiro de 1960, p. 3.
13 Cf. Valérie CADET, « Entretien avec Eugénio de Andrade », cité par Josyane
SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar. L’invention d’une vie, Paris, Gallimard, 1990,
p. 277.
14 Le Fonds Yourcenar de la Houghton Library abrite des dossiers de correspondance
entre Yourcenar et un certain nombre d’intellectuels portugais : lettres de Eugénio de
Andrade, 1960-1982, (958) ; lettres de Maria Lamas, 1968, (3025) ; lettres de Helena Vaz
da Silva, 1983, (3732) ; lettres à la maison d’édition Difel-Difusão Editorial, 1983-1984,
(2424) ; lettre de Cruz Santos de la maison d’édition Editorial Inova Limitada, 1971,
(2505) ; lettres de Patricia Mourão de la maison d’édition Intervideo Comunicações, 1987,
(2916) ; lettres de Nelson de Matos de la maison d’édition Publicações Dom Quixote,
1985, (3520) ; lettres de Yourcenar à Eugénio de Andrade, 1979 et certaines non datées,
(4159) ; lettres de Yourcenar à Helena Vaz da Silva, 1981, (5186).
15 Voir les deux volumes de correspondance de Maria Lamas : Maria Lamas 1893-1983,
Lisbonne, Biblioteca Nacional, 1993 ; Cartas de Maria Lamas, Eugénio MONTEIRO
FERRIERA éd., Porto, Campo das letras, 2004.
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son apparence, et aussi, pour autant que j’en puisse juger, par votre
traduction. En effet, depuis mon séjour au Portugal, j’ai continué à lire de
mon mieux votre langue, et je puis à peu près me débrouiller avec un
journal ou un texte facile. Facile, Hadrien ne l’est pas particulièrement
(comme sans doute vous ne le saurez que trop !) mais là j’ai l’avantage de
connaître le sujet. Il me semble que vous avez été admirablement fidèle et
qu’Hadrien fait bien dans votre langue si proche de la latinité. […] J’aime
à savoir que grâce à vous Hadrien y a “droit de cité”16.
Si au Portugal comme ailleurs, Yourcenar fut connue grâce aux
Mémoires d’Hadrien, toutefois, la première édition de l’œuvre n’eut pas
un grand écho dans la presse portugaise, même pas dans la presse
spécialisée, et l’on dut attendre 1981 pour qu’une nouvelle édition sorte,
accompagnée de tous les honneurs qui lui étaient dus. Au contraire de ce
qui s’est passé ailleurs, les Mémoires d’Hadrien passèrent presque
inaperçus au Portugal. Cette indifférence ou si l’on veut la méfiance à
l’égard d’une œuvre que l’on a acclamée pour sa perfection classique,
m’a poussée à supposer que Yourcenar devait apparaître aux lecteurs
portugais comme un personnage dérangeant que l’on désavoue en
l’ignorant. Comme le dit Agustina Bessa Luís, il fallait attendre le
moment le plus propice, la bonne conjoncture, pour redécouvrir l’œuvre
de Yourcenar. Visiblement, le Portugal des années soixante et soixantedix, ni même le Brésil, n’étaient encore prêts à l’accueillir.
O “conhecimento” da escritora em Portugal teve, como noutros casos, de
esperar pela ‘conjuntura’ certa. Memórias de Adriano, que escreveu em
1951 e A Obra ao Negro, alguns anos depois, passaram pouco mais que
despercebidos na primeira edição que tiveram no nosso país, em finais
dos anos sessenta e em Março de 1973. Foi preciso esperar quase vinte
anos para que os editores portugueses a redescobrissem, e em catadupa
começassem a traduzir os seus livros17.
Il est vrai que pendant la dictature le monde éditorial portugais n’avait
pas eu l’occasion de s’ouvrir aux nouveautés venant de l’étranger ; qu’à
l’époque, la circulation des ouvrages étrangers était presque impossible et
16 Maria
Lamas 1893-1983, op. cit., p. 31.
ANONYME, « Marguerite Yourcenar foi incinerada », Diário de Lisboa, 19 de
Dezembro de 1987, p. 24.
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La réception de l’œuvre de Marguerite Yourcenar dans le monde
lusophone
qu’il fut nécessaire d’attendre les années quatre-vingt pour que l’on
s’ouvre aux suggestions venant d’ailleurs18. Toutefois, trois des œuvres
yourcenariennes avaient été traduites avant cette date butoir. Pourquoi,
alors, cette réticence ? En empruntant les mots de Clara Ferreira Alves,
dans un article de 1984, on peut dire que ce fut sans doute un problème
de choix qui a conditionné la réception de l’œuvre : choix de l’auteur,
choix de l’œuvre à traduire, choix du traducteur19.
Le nom de la première traductrice portugaise de Yourcenar constitue
un indice fondamental qui va dans le sens de cette hypothèse, la
valorisant même. En effet, la traduction des Mémoires d’Hadrien fut
confiée à quelqu’un de très précis et pointilleux, comme le fut Maria
Lamas, que l’on cite comme exemple encore aujourd’hui pour ce
travail20. Mais Maria Lamas était persona non grata aux autorités
portugaises, elle fut même exilée par le régime21. L’arrivée de l’œuvre de
Dans le marché libraire portugais, dans les années qui précédèrent la révolution des
œillets, on assista à un véritable bouleversement, une transformation qui facilita le
rapprochement du monde intellectuel et culturel de ce pays avec le reste du monde
occidental. « Portugal, evidentemente, não se mede exactamente pelo mesmo
“bibliómetro” internacional. Todo o “boom” do ensaio próprio dos anos 60 e 70 não
chegou cá (pelo menos, ao nível da edição) por razões que têm também muito a ver com a
censura do regime político em que vivíamos. Mas os ecos do triunfo da ficção, nesta
década, chegaram até nós. Nunca antes se tinham traduzido tantos romances em Portugal”
(António GUERREIRO, « Livros : a bela-indústria », Expresso, 14 de Janeiro de 1989,
p. 47).
19 « Anos a fio, o panorama de traduções de ficção estrangeira em Portugal era desolador.
Nesta segunda metade de 84, a avalancha deu-se se “souterrou” livrarias e leitores. [...]
Inauguram-se colecções, aprimoram-se traduções, e quase se acertou o passo com o que
de melhor se publicou por aí, no mundo civilizado » (Clara Ferreira ALVES,
« Novidades : a dificuldade está na escolha », Expresso, 22 de Dezembro de 1984, p. 3839).
20 « Maria Lamas, outro exemplo, traduziu Memórias de Adriano para a editora Ulisseia e
através dela é possível aceder à exigência, ao despojamento e, diria mesmo, à austeridade
de Marguerite Yourcenar. As reflexões de Adriano são verdadeiros monumentos de
cultura e a escrita de Yourcenar é popular e aristocrática, acessível e distante e, por isso
mesmo, Maria Lamas foi brilhante no rigor com que traduziu uma obra tão rigorosa. »
(Laurinda ALVES, « Bons Tradutores », Jornal da Associação Portuguesa de
Tradutores, Versão Electrónica, Ano 10 - N.º 46 – Novembro 2005 / Janeiro 2006, p. 7. /
Internet: http://www.apt.pt).
21 Présidente du Conselho Nacional das Mulheres Portuguesas depuis 1945 et depuis
1961 membre du Conselho Mundial da Paz, à cause de ses batailles politiques et de ses
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Yourcenar au Portugal était devancée par le nom d’un médiateur qui
dérangeait. Pourquoi ne pas penser que l’ostracisme manifesté à l’égard
de Maria Lamas, a pu, par ricochet, frapper aussi l’œuvre de Yourcenar,
en la laissant dans l’ombre pour presque vingt ans ?
À partir de cette considération on peut avancer une première
hypothèse : les contacts initiaux que Yourcenar noua avec ces
intellectuels portugais rencontrés lors de son premier voyage,
conditionnèrent à la fois l’image que l’on dessina d’elle et la réception de
son œuvre au Portugal. En effet, ce ne fut pas avec les représentants des
autorités portugaises qu’elle eut à faire, mais plutôt avec des figures
marginales de l’intelligentsia portugaise, engagées dans une critique
constante et de fond du régime. Initialement, la réception de Yourcenar
au Portugal se fit par un canal totalement différent par rapport aux autres
pays, la caractérisant en tant que personnage anticonformiste, rebelle
même, que l’on identifiait souvent avec le personnage de Zénon22. Cette
spécificité expliquerait la “discrétion” avec laquelle les maisons d’édition
portugaises s’approchèrent d’elle. Est emblématique, à ce propos, le cas
de la traduction de Denier du rêve, roman à sujet politique, qui aurait été
d’une grande actualité dans le Portugal de Salazar, traitant justement du
tyrannicide. Sa traduction pendant la dictature était impensable et
pourtant, la maison d’édition Editora Ulisseia en avait acheté les droits
dès 1960-7023. Le roman ne vit la publication qu’en 198524, c’est-à-dire
revendications sociales, Maria Lamas fut en nette opposition avec le gouvernement
salazariste, qui l’obligea à partir en exil. Elle trouva abri à Paris, où elle survécut en
traduisant et en continuant à analyser dans ses écrits la société contemporaine. Cf. Maria
Lamas : 1893-1983, op. cit. ; Maria LAMAS, Cartas de Maria Lamas, op. cit.
22 Dans l’introduction à la troisième édition de L’Œuvre au Noir, Regina Louro présente
Zénon comme le modèle du révolté par excellence, une rébellion qui donne une identité
au personnage même et qui trace le chemin de sa vie, le parcours qui le mène jusqu’à la
mort et dans la mort : « Rebeldia às ideias feitas, aos costumes, às instituções, às filosofias
– ao “sistema”, diríamos hpje. Rebeldia que consiste em pôr o mundo à prova para
verificar se ele asenta numa verdade, como se pretende, ou somente numa presunção
generalizada », (Regina LOURO, « Introdução », A Obra ao Negro, Lisbonne, Círculo de
Leitores, 19883, p. XII).
23 « Je me souviens que la maison Ulisseia avait acheté les droits de Denier du rêve il y a
quelques années (elle en avait même versé l’avance), mais cette traduction n’a
évidemment jamais été faite. Cet éditeur vous avait-il à l’époque offert de vous occuper
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La réception de l’œuvre de Marguerite Yourcenar dans le monde
lusophone
après la reconnaissance universelle de notre auteur et de son œuvre, et
surtout après la fin de la dictature portugaise.
On pourrait objecter qu’un autre roman à sujet politique comme Le
Coup de grâce fut quand même traduit et publié avant 1980 et que
L’Œuvre au Noir, avec son message presque anarchique de liberté, l’avait
été en 1973. Néanmoins, si dans le premier cas la traduction fut effectuée
en 1978, après la fin décrétée de la dictature et l’ouverture au monde du
Portugal, après le début de la reconstruction d’une société moderne et
démocratique, dans le cas de L’Œuvre au Noir on était à la veille de la
révolution des œillets, dans un climat de ferveur libertaire. De plus, le
cadre historique du roman pouvait servir d’écran et en permettre la
diffusion, malgré son message. De toute manière, ces deux ouvrages, de
même que les Mémoires d’Hadrien, n’eurent pas un accueil enthousiaste,
et il a fallu attendre les années 1980 pour une véritable découverte de
l’œuvre et pour sa diffusion auprès du grand public.
La lecture des documents nous aide encore une fois, fournissant des
preuves qui vont dans le sens de notre interprétation. Bien que postérieurs
à la publication de ces trois ouvrages, ces articles nous proposent une
Yourcenar tout à fait inédite. Un personnage mythique, comme nous le
présente l’une des premières publications annonçant son élection à
l’Académie25. Dans cet article on trouve presque tous les arguments sur
lesquels va se fonder la critique yourcenarienne au Portugal, dévoilant à
la fois le sens des réticences et des silences qui l’ont caractérisée. António
Mega Ferreira se plaint de la méconnaissance de l’œuvre de Yourcenar
auprès du public portugais 26 et il compte sur le retentissement de son
de cet ouvrage avant qu’il ait pour une raison ou une autre abandonné son projet ? Et
seriez-vous disposée à traduire Denier du rêve si je remets le projet à flot avec l’un ou
l’autre éditeur ? » (Lettre de Yourcenar à Maria Lamas, 22 mai 1970, Maria Lamas :
1893-1983, op. cit., p. 108).
24 L’œuvre fut traduite par Maria Filomena Duarte et publiée sous le titre de Testemunho
do Sonho non pas par Ulisseia, mais par Distri Editora et le Círculo de Leitores.
25 António Mega FERREIRA, « Marguerite Yourcenar, antes da eternidade », Expresso, 5
Dezembro 1980, p. 28.
26 « A primera mulher a entrar na Academia Francesa e um dos maiores escritores da
actualidade, Marguerite Yourcenar é ainda escassamente conhecida em Portugal. Antonio
Mega Ferreira avança algumas pistas para esse conhecimento urgente – e necessario »
(ibid.).
183
Maria Rosa Chiapparo
élection à l’Académie française pour la diffusion de ses œuvres. Et afin
que le public portugais connaisse ce nouvel auteur, il en trace un portrait
intéressant dans lequel il souligne l’originalité de son œuvre et de son
parcours littéraire et personnel, précisant qu’il est impossible d’englober
Yourcenar dans un courant littéraire ou bien dans une école. Il souligne le
caractère “anticonformiste” de notre auteur, son originalité, ce nonconformisme avec lequel on va de plus en plus l’identifier et qui constitua
une des causes principales du retard de la réception de l’œuvre
yourcenarienne au Portugal.
D’autres commentaires publiés à l’occasion de la mort de Yourcenar
nous confortent dans cette voie. À ce moment-là, un grand nombre de
critiques portugais déplorèrent le fait que Yourcenar n’ait pas reçu le prix
Nobel de littérature, indignés presque pour cet oubli27. Parmi les raisons
que ces critiques indiquaient pour justifier ce manque, je crois que l’on
peut retrouver une explication du retard ou du long silence portugais à
l’égard de l’œuvre yourcenarienne. Comme le dit Agustina Bessa-Luís,
pour l’attribution du prix Nobel il fallait répondre à des critères trop
conventionnels et traditionalistes à l’intérieur desquels Yourcenar ne
pouvait pas être intégrée tout d’abord en raison de son homosexualité et
ensuite du simple fait d’être une femme, élément qui fut, aux yeux
d’Agustina Bessa-Luís, encore plus préjudiciable pour l’obtention du
Nobel.
A respeito do Prémio Nobel, não sei até que ponto, mas decerta maneira
pesou. Digam o que disserem, mas o Prémio Nobel tem uma obsevação
muito convencional do comportamento do indivíduo, o homen que tem
um comportamento muito correcto, consoderado correcto pela sociedade,
pela norma, tem muito mais probabilidades. [...] O facto de ser mulher é
muito mais condenável do que um homen, ainda hoje. Grandes autores
« Com a morte da autora de Memórias de Adriano desaparece outro dos grandes vultos
da literatura mundial que, tal como Jorge Luís Borges, foi ignorada pelo Prémio Nobel”
(« Apoplexia matou Marguerite Yourcenar », Comércio do Porto, 19 de Dezembro 1987,
p. 32). Voir aussi Isabel GANTES, « Vou dormir dois Milhões de anos », Diário de
Notícia, 13 de Janeiro 1988, p. 26.
27
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La réception de l’œuvre de Marguerite Yourcenar dans le monde
lusophone
foram homossexuais, tantos e tantos, por força do próprio arrebatamento
da criação 28.
Au vu de ces considérations, il paraît légitime de se demander si c’est
plutôt la critique portugaise qui a surestimé le “problème” du rôle de la
femme écrivain et de l’acceptation de son homosexualité dans le milieu
intellectuel du XXe siècle29. Plus qu’un obstacle pour le Nobel, à mon
avis, ces aspects, mis en relief par Agustina Bessa-Luís, conditionnèrent
la réception de l’œuvre yourcenarienne au Portugal. Ces deux éléments
viennent, en effet, compléter le portrait de “Yourcenar en
anticonformiste” que l’on a commencé à esquisser, la figure d’une femme
de lettres indépendante, qui se sert de la force des idées pour contester la
rigidité des préjugés et d’une morale sclérosée et qui sait exprimer
librement ses sentiments et ses émotions contre toute sorte d’opinion
commune et de mœurs “canonisées”.
Bien sûr, déjà à l’époque de la première découverte des œuvres
yourcenariennes au Portugal des voix s’étaient levées pour critiquer cette
opinion30 qui circulait de manière plus au moins souterraine. Néanmoins,
Voir l’interview de I. Rêgo à Agustina Bessa Luís, recueillie dans Isabel DA SILVA
RÊGO, Marguerite Yourcenar em Portugal. Alguns aspectos da sua recepção, op. cit.,
p. 101-102.
29 L’histoire de la fortune d’Alexis au Portugal peut nous éclairer à ce propos. La
traduction du roman fut signée par Gaëtan Martins de Oliveira et publiée par la maison
d’édition Difel en 1988, bien des années après sa sortie en France. Dans le quatrième de
couverture de la première édition on trouve une présentation très discrète et en même
temps forte du roman, soulignant l’actualité d’un récit qui, bien qu’écrit au début du XXe
siècle, s’imposait avec une grande force : « Alexis é a confissão de um homem, um
músico, que deixa a mulher para partir em busca de uma liberdade sexual mais completa e
menos eivada de mentira e preconceitos. É, na verdade. A confissão uma
homosexualidade nunca explícita verbalemente. [...] uma obra repassada de delicadeza
que se lê como quem ouve, de facto, uma confidência sussurrada » (Marguerite
YOURCENAR, Alexis, Lisbonne, Difel, 1988, quatrième de couverture).
30 « Reduzir uma mulher com a dimensão de Marguerite Yourcenar a uma sexualidade
que ela sempre assumiu na sua obra e publicamente, a uma ‘coisificação’, a um retrato de
lésbica, parece-me de todo despropositado e ridículo » (Isabel GANTES, « Vou dormir
dois Milhões de anos », Diário de Notícia, 13 de Janeiro 1988, p. 26). Isabel Gantes
termine son article en affirmant que Yourcenar était destinée à l’immortalité parce que
son œuvre était universelle : « Ela, que não aceitava a glória literária e que nunca quis
atingir a felicidade, senhora de uma simplicidade espantosa e mestre de escrita, conseguiu
que a sua obra durasse para além da morte. De olhos abertos » (ibid.).
28
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Maria Rosa Chiapparo
ces préjugés se sont avérés bien ancrés dans la mentalité portugaise, si
cette polémique a affleuré encore récemment, lors de l’attribution du
Nobel de littérature à Doris Lessing. Les mêmes personnages qui avaient
vu en Yourcenar tout d’abord la femme écrivain et qui l’avaient élue en
héraut d’un combat féministe que notre auteur ne voulut jamais mener31,
comme la journaliste Maria Teresa Horta, lors de l’élection de Doris
Lessing, ont parlé d’une sorte de revanche pour le tort que l’on avait fait à
Yourcenar, cette Yourcenar qu’elle, et tant autres 32, avait contribué à
présenter comme une féministe militante, un héraut du féminisme malgré
elle-même. Le point de départ de la journaliste est donc celui d’une
militante, justifié par une vision partielle et détournée de l’œuvre de
Yourcenar à laquelle elle s’intéressait tout d’abord par le fait qu’il
s’agissait d’une femme, et à qui elle attribue un engagement, un combat
féministe, qui n’a rien à voir avec l’universalisme et le rejet de toute prise
de position a priori propre à notre auteur.
Voilà donc un deuxième élément venant conforter l’idée d’une
Yourcenar “anticonformiste” : son identité de femme et ses choix de vie
pouvaient déranger la morale traditionaliste d’un Portugal sous le coup de
la dictature. Pour valoriser cette hypothèse, il suffit de rappeler qu’une
des raisons pour lesquelles Maria Lamas, la première traductrice de
Yourcenar, fut exilée, entre autres, fut son engagement dans le combat
pour l’émancipation de la femme au Portugal. Si sa traductrice fut exilée,
il est évident qu’un personnage comme Yourcenar, qui incarnait en elle
toutes les revendications d’émancipation féminine, devait être perçue
comme quelqu’un de dérangeant pour un ordre et une morale étriqués
propres à toute dictature. Comme on le dit dans un article paru dans le
Jornal de Letras Artes e Ideias, en avril 1981, Yourcenar constituait aux
« Já Maria Teresa Horta congratulou-se com a escolha. Além de Doris Lessing
apresentar “uma escrita muito equilibrada mas procurando sempre novas maneiras de
escrever”, ela “dá uma grande atenção nos seus livros aos discriminados, aos
desprotegidos”. “Temia que se cumprisse o destino de outras notáveis mulheres como
Virginia Wolf e Marguerite Yourcenar que morreram sem receber o Nobel, mas
felizmente assim não acontece e foi uma excelente escolha da Academia”, salientou »,
(Luciana LEIDERFARB, Expresso,11 de Outubro de 2007 ).
32 Eline GUIMARÃES, « Uma obra belíssima », Diário de Notícia, 13 de Janeiro 1988,
p. 27 ; Maria Teresa HORTA, « Morreu Marguerite Yourcenar », O Diário, 19 de
Dezembro 1987, p. 28.
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La réception de l’œuvre de Marguerite Yourcenar dans le monde
lusophone
yeux de la critique portugaise un exemple de « transespacialidade,
transtemporalidade e da transsexualidade » 33, comme un personnage hors
norme.
Anticonformiste Yourcenar le fut par la difficulté de cataloguer son
œuvre34, par ses choix personnels de vie et d’écriture et même par sa
vision de la politique. Et ce fut bien ce non-conformisme que les critiques
portugais, dont les sens et la sensibilité avaient été aiguisés par la
dictature, saisirent. Il est intéressant de remarquer que dans certains
articles, Yourcenar est rapprochée de deux autres grands noms de la
littérature française, Sartre et Aragon 35, deux écrivains qui avaient fait du
combat politique le sens même de leur écriture. Paradoxalement,
Yourcenar au Portugal revêt les rôles d’une sorte de pasionaria de la
plume, tandis qu’ailleurs elle avait été acclamée pour son style
“classique”, presque suranné, et rapprochée de bien d’autres noms.
On peut affirmer, alors, que plus que l’écart géographique et culturel,
ce furent les conditions historico-politiques de ces pays qui ont
conditionné le processus de réception critique de l’œuvre yourcenarienne,
conditions qui avaient déterminé une fermeture à l’égard de la littérature
étrangère et une nette fermeture vis-à-vis de tous ceux qui étaient perçus
comme non intégrés à la norme, allant à contre-courant, originaux par
leur écriture, par leurs combats politiques et culturels et par leurs choix de
vie. Yourcenar en était une, malgré son écriture “classique”, du moins
dans l’imaginaire portugais des années 1960-1970.
33 L.
C., « Marguerite Yourcenar : Abril em Portugal », Jornal de Letras Artes e Ideias, 17
de Março de 1981, p. 18.
34 António Mega FERREIRA, « Marguerite Yourcenar, antes da eternidade », Expresso, 5
Dezembro de 1980, p. 28.
35 Voir à ce propos : ANONYME, « A morte de Marguerite Yourcenar », Jornal de Letras
Artes e Ideias, 21 de Dezembro de 1987, p. 20 ; ANONYME, « Apoplexia matou
Marguerite Yourcenar », Comércio do Porto, 19 de Dezembro 1987, p. 32 ; ANONYME,
« Marguerite Yourcenar tinha 84 anos, morreu uma escritora do Mundo », Diário de
Notícia, 19 de Dezembro 1987, p. 19 ; Manuel Alberto VALENTE, « Uma obra
exemplar », Diário de Notícia, 19 de Dezembro 1987, p. 19 ; ANONYME, « Morte da
grande escritora empobrece o mundo literário », Primeiro de Janeiro, 19 de Dezembro
1987, p. 37.
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