documentaire - Gabriel Mascaro
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documentaire - Gabriel Mascaro
DOCUMENTAIRE UNEPLACEAU SOLEIL 132 X X I – AV R I L / M A I / J U I N 2 0 1 1 Au Brésil, les plus riches se sont construit un monde à part : ils vivent au sommet des gratte-ciel érigés en bord de plage, dans des penthouses, d’immenses appartements avec terrasse, piscine privée et jardin suspendu. Dans ce pays parfois violent, ils se sont créé un univers à l’abri: « Une île », disent-ils. Intrigué par ce phénomène, Gabriel Mascaro, jeune réalisateur brésilien, a décidé de se lancer dans l’exploration de ce monde jamais évoqué. Huit mois durant, il a enquêté. Les obstacles ont été nombreux. Il livre au final un remarquable travail, édifiant et profondément dérangeant. Son film, Um Lugar ao Sol (« Une place au soleil »), a été projeté lors du festival Cinémas d’Amérique latine organisé à Toulouse en 2010. Aucune chaîne française ne l’a diffusé. Aperçu en dix plans choisis par le dessinateur Renaud Perrin et commentés par Gabriel Mascaro. AV R I L / M A I / J U I N 2 0 1 1 – X X I 133 DOCUMENTAIRE L’annuaire des people ! Au sommet de la pyramide sociale 134 Nous avons failli abandonner le film : il était presque impossible de rencontrer les habitants des coberturas. Mais nous avons eu de la chance. Nous sommes tombés sur un annuaire « privé » qui recensait les people et les habitants des penthouses à travers tout le Brésil. Nous les avons appelés un par un, pendant huit mois. Il y a eu des dizaines de coups de téléphone et des semaines d’interminables discussions. Neuf seulement ont accepté de nous rencontrer et d’être filmés. A condition de ne citer, pour raisons de sécurité, ni noms ni adresses. Ils nous ont expliqué pourquoi ils avaient voulu habiter en hauteur, plus « près du ciel ». Cet homme que l’on voit sur l’image, au bord de sa piscine privée, nous dit qu’en « contemplant la mer et le ciel », il saisit « l’absurdité de tout ça ». ! D’habitude, le Brésil est filmé et raconté au travers des favelas, les « bidonvilles ». J’ai voulu changer de regard sur mon pays et inverser le point de vue : je me suis intéressé à ceux qui vivent au sommet de la pyramide sociale. De nombreux gratte-ciel sont construits au Brésil, souvent en bord de plage. C’est au dernier étage de ces bâtiments que l’on trouve les coberturas. Ce sont des appartements de grand standing, de deux cents à plus de trois cents mètres carrés. Ils sont aussi appelés penthouses et disposent, pour la plupart, d’un jardin suspendu et d’une piscine privée. J’ai grandi dans une famille de classe moyenne. Je suis né à Recife, une ville du littoral du Nordeste. Mon père travaillait dans une banque qui a fait faillite dans les années 1990, ma mère est professeur d’éducation physique dans un collège public. J’étais curieux de découvrir l’imaginaire du haut de la pyramide sociale brésilienne, qui n’est montré qu’à travers les feuilletons diffusés à la télévision. X X I – AV R I L / M A I / J U I N 2 0 1 1 AV R I L / M A I / J U I N 2 0 1 1 – X X I 135 DOCUMENTAIRE « Le bruit des casseroles m’énerve » Cette femme, qui habite dans un penthouse de deux étages, explique qu’elle est très contente : c’est « pratique », dit-elle. Elle peut rester à l’étage supérieur pendant que les domestiques préparent le repas de la famille : « Le bruit des casseroles m’énerve. » Elle n’échangera donc jamais « [son] penthouse contre un appartement normal ». Pour des raisons contractuelles, je ne peux donner ni son nom ni son prénom, mais elle était sympathique. Quand je réfléchis à tout cela, je pense qu’au Brésil nous vivons encore avec le rêve des intellectuels des années 1960, ceux qui se voulaient porte-parole des classes marginalisées. Je crois qu’à cause de cet héritage il y a un vide de représentations et de discours sur la haute bourgeoisie. Dans Um Lugar ao Sol, nous avons voulu donner la parole. ! ! « Au-dessus de tous » 136 X X I – AV R I L / M A I / J U I N 2 0 1 1 AV R I L / M A I / J U I N 2 0 1 1 – X X I Dans le film, un des personnages explique : « Habiter dans un penthouse, c’est comme habiter sur une île. Non, c’est encore mieux parce qu’on vit au-dessus de tout et de tous. » Un autre en parle en usant également de la métaphore de l’île paradisiaque au milieu de l’océan. Petit à petit, en écoutant les résidents, nous avons accès à un imaginaire plutôt choquant et révélateur. Ces paradis près du ciel sont, en effet, protégés par des capteurs de sécurité, des dizaines de caméras, de systèmes de passes et de codes, des grilles et des grillages. On y vit sous surveillance constante. Comme en prison, mais près du ciel et avec vue sur la mer. 137 DOCUMENTAIRE Ces « jaloux » ! « Les traces colorées des balles » 138 Là, nous sommes avec une mère et son fils. Ils parlent de leur statut social et expliquent que, pour éviter d’attirer l’attention, ils ne disent pas qu’ils habitent dans un penthouse. Ils font toutefois quelques exceptions : dans certains questionnaires, il leur arrive d’écrire en majuscules COBERTURAS. « Habiter dans un penthouse fait des jaloux dans l’immeuble », disent-ils. Mais il y a un avantage : « Comme c’est le dernier étage, en cas de cambriolage, c’est le dernier appartement à être volé, et parfois ça laisse le temps à la police d’arriver. » Les grandes entreprises de construction brésiliennes vendent les coberturas comme un rêve. Une société de Recife présente son projet immobilier comme « contemporain et évolué ». Son slogan publicitaire ? « La vie est faite de choix. Ici, vous pourrez être ce que vous voudrez. » ! Cette scène est tragi-comique. Une famille dit assister régulièrement, depuis la terrasse de son penthouse, à de jolis « feux d’artifice colorés ». En réalité, il s’agit des échanges de tirs entre bandes rivales dans le bidonville proche. La mère de famille a filmé ces échanges : « Je ne sais pas si vous pouvez voir, là-bas, au fond, c’est la favela Dona Marta. » Elle continue : « Habiter dans un penthouse, c’est bien parce qu’on peut voir les traces colorées des balles dans le ciel. D’ici, on voit les échanges de tirs entre les gangs. » Et termine sur ces mots : « D’ici, du haut, on peut participer davantage à la réalité de ceux qui vivent en bas, car on entend tout. J’ai entendu les cris d’un homme qu’on assassinait dans le pâté de maisons voisin. D’ici, du haut, on participe beaucoup plus à la réalité que ceux qui vivent en bas. » Après avoir vu le film, cette femme m’a écrit pour me remercier de l’avoir choisie. Elle a fait l’éloge de ma sensibilité. Quand les spectateurs brésiliens voient ce passage, ils sursautent. Le moment est si désagréable que leurs chaises tremblent. X X I – AV R I L / M A I / J U I N 2 0 1 1 AV R I L / M A I / J U I N 2 0 1 1 – X X I 139 DOCUMENTAIRE « Le monde a toujours été divisé » Cet homme est un entrepreneur très connu de São Paulo, la capitale financière du Brésil. Il serait le propriétaire du principal « centre de divertissement nocturne pour adultes » d’Amérique latine, mais il refuse d’en parler. Il dit qu’il ne va que « dans les meilleurs hôtels », qu’il a « les plus belles montres et les plus beaux vêtements ». Avec naturel, l’entrepreneur affirme que « le monde est – et a toujours été – divisé en classes » : « Le problème des inégalités dans le monde n’est pas la faute des riches. » Pour s’expliquer, il use d’une analogie : « Dans l’avion, il y a la première classe et, au fond, la senzala. » Le mot senzala désigne le lieu insalubre où les esclaves venus d’Afrique résidaient dans les grandes plantations brésiliennes. Le film a suscité de nombreuses polémiques au Brésil. C’était ma première expérience de réalisateur. Pour le tourner, je me suis présenté comme un cinéaste brésilien vivant à l’étranger. Pour préserver mon identité, je suis resté pendant quatre ans à l’écart de tout réseau social. ! ! Les pêcheurs Au pied des penthouses, les pêcheurs tirent un filet dérivant. Après de nombreuses tentatives, ils réussissent à attraper un seau, juste un seau, un déchet de la construction de l’immeuble voisin. Les hérons blancs survolent la mer à la recherche de poisson. En vain. En fond, on entend le bruit de la construction toute proche. Là est la réalité : cette « idyllique » scène de pêche a lieu dans un univers urbain, chaotique, en plein bouleversement. 140 X X I – AV R I L / M A I / J U I N 2 0 1 1 AV R I L / M A I / J U I N 2 0 1 1 – X X I 141 DOCUMENTAIRE La fuite ! « Super ! Félicitations ! » 142 Tandis que nous filmions, nous étions également filmés par les caméras de surveillance internes. Au montage, j’ai relevé plusieurs « sautes » dues aux interférences dans le son et l’image. Ce détail est symptomatique des tensions nées autour du film. Une place au soleil se termine sur une scène où cette femme avec le chat dans les bras se lève brutalement du canapé pour s’en aller. Je venais de lui demander si elle avait le sentiment d’être protégée. Son fils a expliqué qu’elle avait fait installer cinquante caméras de sécurité chez elle, et la mère s’est levée. Je lui ai demandé si elle comptait revenir. Elle m’a dit : « Non. » Cette « sortie de cadre » était une fuite. Pour moi, c’était comme habiter dans une cobertura. Ÿ ! Recife, 30°C, vents chauds et humides, vingtième étage, penthouse d’un homme récemment divorcé, 40 ans, de charmants cheveux grisonnants. « Je donne des fêtes, ici à la maison, pour trois cents personnes, avec plusieurs ambiances, des DJ… Je n’ai pas de copine en ce moment, donc je dois en profiter. » Pendant l’interview, le même homme m’a félicité. Parce que j’avais choisi de faire un film sur des choses positives, il m’a dit que j’étais créatif : « C’est triste que les documentaristes veuillent toujours parler de la misère et des assassinats lors d’agressions. » X X I – AV R I L / M A I / J U I N 2 0 1 1 AV R I L / M A I / J U I N 2 0 1 1 – X X I 143