victor démé

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victor démé
Observatoire des Rayonnements Endogènes
VICTOR DÉMÉ
«Qu’allons-nous léguer à nos enfants?»
Bobo Dioulasso
Burkina Faso
22 janvier 2012
Entretiens burkimayaques, 4
http://mayak.unblog.fr
«Qu’allons-nous léguer à nos enfants ?» : VICTOR DÉMÉ
Durant cette longue période de préparation du voyage au Burkina,
j’ai écouté de la musique burkinabè et en particulier le chanteur,
Victor Démé qui avait à son actif deux CD.
Son travail me touchait beaucoup. Sa voix, sa guitare, les accompagnements
(plus recherchés sur le second album) ; ses appels au peuple burkinabè, en français ou en dioula…
Je lisais sur lui : une vie un peu errante et difficile ;
il allait de copain en copain emprunter une guitare…
Puis, il rencontre le Français Camille Louvel à Ouagadougou. Et un premier CD sort ; il a déjà plus de 45 ans…
Depuis la Belgique, j’ai pris contact avec ce jeune producteur
qui avait tenu un club, « Ouaga Jungle », dans la capitale du Burkina Faso.
Maintenant, il animait un studio de production : « Chapa Blues », toujours à Ouaga.
Il m’avait gentiment transmis les coordonnées de Démé.
Je lui avais écrit un mail, mais il était resté sans réponse.
J’étais au Burkina le 5 janvier 2012.
Le vendredi 20 janvier, vers 14h, à Bobo Dioulasso (province de Houet) – nous venions de visiter les locaux de l’association GAFREH, dans la maison des artisans et nous prenions l’ombre à une terrasse couverte –, j’appelais ce numéro que j’avais recopié dans mon carnet de voyage.
Et le chaleureux Victor Démé nous invitait chez lui, pour le lendemain,
à une des répétitions de son nouvel album qu’il enregistrerait un mois plus tard.
Accompagné à la basse électrique par Issouf Dramé, il nous chantait huit chansons
en s’accompagnant à la guitare.
Il nous demandait de ne pas diffuser l’enregistrement de cette session acoustique.
Mais voici tout de même l’entretien qu’il nous accorda le lendemain ainsi que sa retranscription.
Comme dans les retranscriptions précédentes, j’ai choisi de rester fidèle à l’expression orale, aux associations propres à celle-ci. Il me semble qu’on y repère la silhouette de l’homme qui nous parle.
Et puis, le français (ou les français) qui ont été adoptés par les cultures africaines
ont reçu une part d’elles-mêmes, de leur façon de dire dans la langue.
J’ai gardé cette marque dans les retranscriptions que j’ai faites.
Personnellement, j’aime cela.
Et je préfère à la correction, la création, la spontanéité et la sincérité…
Hugues Robaye
Où sommes-nous ici ?
Vous êtes griot ?
Nous sommes ici au secteur 14 à Bobo Dioulasso.
Voilààà
Oui, moi je suis griot de père et mère.
Mais les griots aujourd’hui, ils ont abattu le griotisme. Ils
sont devenus comme des mendiants. Voilà pourquoi ça
fait que le griotisme n’a plus de force.
Parce qu’un griot il a des rôles à jouer, comme je dis :
entre moi et ma femme, si il y a une histoire, c’est un griot
qui doit sortir, il doit prendre tout son temps. Il vient, il
cause avec madame ; moi il me prend de côté, il cause
avec moi. Il va tout faire pour nous réconcilier.
Il y a combien de familles qui vivent ici ?
Le griot résout des problèmes de la famille, de la société ?
Nous sommes presque 15 personnes.
Voilààà, même entre des pays, tu vois.
[petit aparté en dioula avec un enfant].
Le griot résout tous ces problèmes. S’il y a baptême, c’est
le griot qui doit animer ; c’est le griot qui doit animer même
les mariages.
Mais il faut connaître. Cela veut dire, le griotisme, c’est
pas fait pour chanter le nom des gens au hasard parce
qu’il a l’argent. Ca, c’est pas du griotisme, c’est être mendiant. Un griot ne peut pas te parler tant qu’il ne te connaît
pas. Chez nous en Afrique, chacun a son griot. Même elle
[Victor Démé désigne Ramata Nafissatou Ouédraogo]. Si
elle cherche bien elle va trouver son griot.
Nous sommes dans votre maison ?
Oui, dans la cour de mon papa.
La cour de votre père ?
Et vous êtes le chef de la cour maintenant ?
Voilà.
Très souvent dans vos chansons, vous parlez au peuple
burkinabè. Hier, on regardait un film historique malien.
Vous me parliez des griots. Êtes-vous une sorte de griot
moderne ? Est-ce important qu’un chanteur parle au peuple auquel il appartient ?
Oui, c’est normal. Je crois que c’est les journalistes qui
sont venus prendre [ notre rôle ?] ; ce que le journaliste
fait aujourd’hui, je crois que c’est les griots qui doivent
faire cela.
C’est vrai, Nafissatou ?
Mmm.
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Voilà, elle va trouver son griot. Chacun a son griot qui doit
chanter pour ton roi parce que c’est toi qui connais l’histoire de ton roi.
Oui tu peux pas venir comme cela [exhortations en
dioula] ; ça c’est pas être griot, ils ont bafoué cela. Ils ont
affaibli le griotisme. Ils partent emmerder les gens, crier
sur les gens, prendre leurs petits jetons [ndlr : pièces de
monnaie]. Si tu donnes pas… Non !
Bon ! C’est une manière de nous accompagner avec sa
musique pour nous donner du courage. Donc, après les
récoltes, Nafissatou peut donner un sac, son fils donne un
sac. Il peut y avoir cinq sacs. Ils donnent ça aux griots. Ca
c’est son manger de l’année.
Un griot ne peut pas prendre l’argent, venir comme ça
prendre l’argent. Il participe aussi.
Et vous vous êtes un chanteur moderne burkinabè, quel
est le rapport du chanteur avec le griot ?
C’est important pour vous ce rapport à l’histoire. Hier vous
regardiez un film historique. C’est important de se remettre dans l’histoire, et le griot, c’est un peu ça ?
Bon, il n’y a pas tellement de différence. La seule différence, c’est ce que je viens de vous dire. Moi j’aime pas
mettre le nom de quelqu’un dans ma musique. Qui est
Blaise [Compaoré], Sarkozy, moi, je ne mets pas le nom
de quelqu’un dans ma musique. Je parle de ce que je vois
dans la vie et ce que je comprends. C’est comme cela que
je chante.
Si, si. Normalement c’est comme ça, un griot ne [ ?] pas.
Peut-être Nafissatou, elle a son griot et puis, elle avec
ses frères, son champ qu’ils cultivent. Le griot vient avec
son tam tam et commence à leur parler : Nafissatou, la
fille du guerrier qui est comme cela, tu es comme cela, tu
es un travailleur, tu veux pas te reposer. Et ça te donne le
courage de plus travailler. Ton grand-père était comme ça,
ton arrière-grand-père était comme ça. C’étaient pas de
fainéants, ils ont travaillé jusque à la nuit ! Tu vois ? En ce
moment, les grands pères de Nafissatou dont il a parlé, il
les connaît de A à Z. Donc si on te parle de la neuvième
génération, ça va te toucher, forcé ! Donc ça fait que
travailler. Si il voit que l’enfant de Nafissatou, son fils qui
est le premier fils ou bien quoi, est un peu fatigué, il parle
sur lui encore : Oui, tu es le petit-fils du guerrier, tu es un
guerrier. Ton grand-père était un travailleur !
Et vous délivrez des messages ?
Voilààà. Je vois dans la rue les sachets noirs. Je peux pas
m’arrêter devant toutes les portes pour dire : les sachets
noirs ! Mais si je le fais en musique, le message passe
plus vite et peut-être que ça va sensibiliser même les
gens. Voilààà.
Vous êtes poète ?
Bon moi, je, en tout cas je suis pas poète. Comme je
vous ai dit ici, je suis jamais allé à l’école, ni rien. Mais
les poèmes que les grands-pères et les grands-mères se
disaient, il y a un petit reste, un morceau, voilà. Parce que
aujourd’hui, vous voyez, on a un peu perdu sur tout, je
peux dire même chez nous ici, il y a des Mossi qui parlent
mal le mooré. Certains Mossi plutôt que de t’expliquer en
mooré, il va te l’expliquer en français. Il y a des jeunes
aujourd’hui, en dioula, si tu lui dis « pitêt », ils vous te dire
« pitêt ceci, cela » mais « pitêt », c’est pas en dioula…En
dioula « pitêt », c’est « lala ». C’est ce genre de mot qui
nous a manqué là. Et cela fait qu’on en un peu dans l’obscurité, quoi.
en moi. Alors je peux me défouler maintenant et parler
avec les gens. Même si j’en ai besoin, je peux reprendre
et c’est toujours là.
Donc vous ne lisez pas, vous n’écrivez pas et les gens qui
ne lisent pas ou n’écrivent pas développent une intelligence très particulière, une mémoire phénoménale, énorme ?
Chez moi, un pauvre, c’est celui qui est malade, qui est
à l’hôpital, car un malade ne peut pas travailler, il ne peut
rien faire, alors que quand on est en bonne santé, on peut
aller dans les chantiers et à la fin du jour on a au moins
6250. Moi, je n’appelle pas cela pauvre.
Chez nous, au Burkina, nous ne sommes pas pauvres. Il
y a des gens qui disent que les Burkinabè sont pauvres,
moi je dis, c’est faux. Simplement le Burkinabè ne veut
pas consommer pour 10 Burkinabè. C’est ça qui fait qu’on
souffre et on est pauvre.
Si on commence à consommer nos produits… Je crois
que le bien aussi, cela va beaucoup aider notre économie. Parce que moi je connais des gens si tu leur donnes
«fasodent» gratuit, ils ne veulent même pas…Non, il faut
payer le truc complet. Tu viens lui donner, il te dira, non je
Vous avez besoin d’un certain temps pour que la mémoire
soit dans le corps ?
Voilààà. Merci ! C’est ce que vous avez dit !
Je voulais vous posez une question parce que vous êtes
poètes enfin vous dites que non, mais moi je dis que oui !
Est-ce que vous êtes pauvre ? Question un peu particulière. Qu’est-ce que c’est pour vous la pauvreté ?
Il faut faire travailler le cerveau parce que souvent moi, j’ai
des mélodies qui viennent en moi comme cela, alors là en
ce moment là, je ne dis plus bonjour à quelqu’un, je parle
plus à quelqu’un. Je rentre au fond de ma chambre. Je me
couche là et la mélodie commence à continuer avec les
paroles et je me concentre là-dessus parce que toutes fois
que je dis à quelqu’un : bonjour, ça va ? Et la famille ? Si je
reviens là-dessus, fuittt, c’est parti ! Donc pour ne pas perdre, si la mélodie est belle, je ne veux pas que ça parte, je
me retire des gens. Je reste dans ma chambre et je commence à monter. En deux heures de temps, ça peut rester
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suis pas un gamin. Il y a des gens qui s’insultent sans se
rendre compte.
Donc chez moi, les pauvres sont malades. Tous ceux qui
sont en bonne santé, c’est pas tous les jours que ça va…
Si tu es en bonne santé, il y a des jours où ça va, il y a des
jours où ça va pas. Mais là, c’est pas la pauvreté, quoi.
Mais la pauvreté, tant que tu ne peux pas te lever, oui.
Comme le frère qui ne voit pas clair, oui, il est pauvre, il
est trop pauvre [Victor Démé vient de recevoir deux jeunes
musiciens ; l’un deux est un jeune guitariste et chanteur
aveugle].
Voilààà, c’est ça la pauvreté chez moi.
En Côte d’Ivoire avec le groupe « Conquéros ». J’ai joué
avec « Super Mandé » et Bourlei Diabaté, c’est lui qui était
le chef d’orchestre. Après, j’ai joué avec « Échos de l’Africa », à Bobo. Après j’ai joué avec « Ciprom Comemba » à
Ouagadougou. C’est des groupes qui n’existent plus.
Et alors, il y a eu une rencontre avec un jeune producteur
français. Ca s’est fait comment ?
Oui Camille, c’est bon… Quand j’ai quitté Ouaga, je suis
allé chez mon grand-père à la vallée de Kou. Là-bas
aussi, ça n’allait pas. Je suis reparti à Ouaga. C’est là que
j’ai rencontré Camille.
J’ai été chez lui. J’ai pris la guitare et j’ai commencé à
jouer. Sur le champ, il s’est intéressé. Est-ce qu’on peut
travailler ensemble ? On a fait 3 morceaux, il m’a dit d’aller déclarer cela.
Puis après, il m’a dit : est-ce qu’on peut faire un album
plein ? Il n’y a pas de problème, on a commencé comme
cela. Et après, il y a David Commeillas qui est venu. Il est
venu se mêler. Il a pris le produit et il l’a amené là-haut.
Voilà c’est parti comme cela.
J’ai lu que très longtemps, vous n’avez pas eu une guitare
à vous. Vous alliez au village en emprunter une. Maintenant ça a changé. Comment s’est fait ce passage ?
Ce passage m’a beaucoup cultivé aussi. Parce que dans
ce moment, on me parlait mal, il n’y avait aucun grain de
respect pour moi.
On disait : Démé tu nous emmerdes avec ta guitare ! [Rires]
Je crois que c’est ce moment qui m’a cultivé. Parce qu’on
ne me disait pas ce que je veux et je voyais pas ce que je
veux et je pouvais pas dire ce que je veux et je ne pouvais
pas faire ce que je veux. Donc c’était un peu difficile.
Là-haut, c’est Ouaga ?
Non, en France. C’est parti comme cela. L’association a
choisi ces morceaux-là.
Mais vous avez beaucoup chanté, vous avez joué de la
guitare dans différents orchestres, en Côte d’Ivoire aussi ?
Vous aviez déjà tout un répertoire dans votre corps ?
Camille Louvel et David Commeillas animent le label «Chapa
blues» qui existe depuis 2008 et a produit les 2 premiers albums de VD ainsi que le troisième, en gestation.
www.chapablues.com
Le «chapa», c’est le dolo dioula! La bière de mil fermenté.
Oui, oui, oui. Mon troisième album est prêt au fond du
corps. Mais le premier album, il y a des morceaux que j’ai
oubliés. Même si je veux les jouer aujourd’hui, les accords
me manquent un peu.
Voilà, car actuellement, j’écris mon troisième album dans
ma tête. C’est ça seulement qui est dans ma tête. C’est un
boulot qui n’est jamais fini. Tu finis l’autre et tu attaques
l’autre.
alors qu’il souffrait d’une crise de paludisme.]
Tu vois ton président en train de prendre les briques et de
déposer. Mais toi tu vas vouloir prendre [ ?] parce que le
président même est là… D’abord, il n’est pas mort, il ne
peut pas mourir parce que lui-même a dit : après moi, il y
aura Sankara, toujours. Il est toujours là et présentement
la politique burkinabè cherche à entrer dans sa politique
aussi. Mais ils ne veulent pas qu’on dise : pour Sankara,
on est rentré dedans. Il faut aller tout doucement. Il veut
suivre les pas de Sankara. Les gens qui ne connaissent
rien, les têtes noires qui sont dans la rue, comme moi :
« Oh non, il n’aime pas Sankara… » Ce n’est pas vrai.
Aujourd’hui Blaise s’il pouvait avoir quelqu’un pour réveiller les morts, il allait laisser son père et sa mère et
réveiller Sankara. Et puis, lui, c’est pas de sa faute.
Sankara, c’est un garçon qui est venu pour le Burkina et
puis, il se battait pour toute l’Afrique aussi.
Moi, je suis allé jouer au Sénégal, on m’a insulté là-bas ! Il
y a un chauffeur qui est là et qui doit s’occuper de moi. Le
gars, il me prend en ville, on allait manger et tout et tout.
Et il me prend à part : mais vous les Burkinabè, vous êtes
bêtes quoi, pourquoi vous avez tué Sankara ? Je lui ai dit :
ho, ho, va me déposer à l’hôtel, moi je vais me reposer…
Déjà il m’a insulté : il dit vous les Burkinabè, vous êtes bêtes ! […] Il est touché par la mort de Sankara et il y a plein
de pays comme cela même en Centrafrique.
En Centrafrique, j’ai causé avec des gens. Je fume, je
voulais un peu de pétard. J’ai vu des gars, je ne savais
pas comment faire. Je me suis approché, j’ai filé 5000 :
Vous ne lisez pas la musique ? Non. Donc vous devez vous concentrer plus sur un album que l’autre et en
concert cela ne vous pose pas de problème ?
Pas de problème.
Vous aviez à peu près 20 ans à l’époque de Thomas Sankara. On est à peu près du même âge, moi je suis né en
1965.
Moi je suis né en 62.
Cette époque de Thomas Sankara, c’était important ?
C’était très important. Il est venu : il a dit : consommons
burkinabè. Il a donné le courage à la jeunesse burkinabè
de s’engager. Souvent, il y avait des travaux publics ;
souvent, tu vois Sankara, lui-même il vient travailler avec
la population.
Un moustique ! [Victor Démé nous a reçus à trois reprises
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ça c’est pour vous, ne craignez pas ; je veux un peu
seulement. Et un me dit : toi tu es en Centrafrique depuis
longtemps ? Je lui dit, non, moi je viens du Burkina Faso.
Oh, vous les assassins, c’est vous qui avez tué Sankara.
Aaahh, c’est resté en moi, quoi… Le gars, il est venu,
il m’a servi avec un peu de négligence là. Il n’était plus
content de moi. Moi, je me suis taillé vite… La manière
dont il m’a parlé m’a fait peur.
Sankara, il est venu pour le monde entier même. Il y a des
Européens qui sont plus dangereux que les Noirs mêmes !
Ils sont plus sankaristes que les sankaristes ! Un Français,
Romain, dans une boîte de nuit m’a dit : c’est fini, vous
n’aurez plus quelqu’un comme lui. C’est un Français qui
me parle !
Donc Sankara il n’est pas mort, voilààà. Il est toujours vivant. Il est venu nous montrer, le petit temps qu’il a fait là,
il nous a appris beaucoup de choses et c’est ça qui nous
aide aujourd’hui. Un enfant burkinabè de quinze à seize
ans, il connaît déjà ses droits. C’est Sankara qui est venu
nous montrer ça. Sinon tu peux avoir une histoire avec la
copine d’un policier, puis le policier vient te prendre et t’enfermer. Avant, ça se passait. Mais depuis que Sankara est
venu, c’est fini. Il nous a montré nos droits : si tu fais cela
en tout cas, c’est comme ça…
Une fois il est venu à Lunulana, il a causé avec nous. J’ai
un ami qui est venu chez moi - lui il est CDR. Mais tu sais
comment il est venu là-bas ? Il est venu en tenue CDR
même ! Il dit : mais faites gaffe, n’emmerdez pas les gens.
Ces mots m’ont beaucoup appris, beaucoup réveillé :
faites gaffe et faites votre travail honnêtement. J’ai voulu
servir le pays c’est tout, il ne faut pas couillonner le pays.
L’appartenance au pays c’est important ? Hier quand nous
regardions le film malien, je sentais un peu de nostalgie
en vous, la façon dont les maisons étaient bâties, la propreté des rues, vous militez pour cela ?
Oui, j’aime ça. C’est nous qui avons choisi la civilisation
et la civilisation va nous ouvrir les yeux. Maintenant, on
mange très mal. Tout cela c’est la civilisation. Nos sauces ne sont pas bien cuites et avec les carabines qu’ils
mettent dans nos soumbalas, dans notre nourriture maintenant, vous voyez, c’est notre nourriture qui nous rend
maintenant malades. Avec les grands-pères, les grandsmères, il n’y avait pas les marmites en fer là. Tout était en
banco, en terre cuite. La sauce aussi c’est fait là-bas, le
tô aussi. Et le plat que vous allez manger, c’est aussi en
banco. Mais où on peut avoir la maladie ? Mais nos plats
d’aujourd’hui, tu mets le tô là, le lendemain tu ouvres la
tasse qui est dans l’assiette là. Tu vois c’est collé sur le tô
comme cela. C’est mauvais signe.
Sankara, lui, il avait parlé de tout cela et tout cela est fait
pour nous aider.
Avec le foyer en banco, on peut préparer assez de choses dessus et puis c’est plus économique parce que tu
mets deux trois bois, là, ça va chauffer. Le foyer même est
chaud et si tu enlèves le feu, la chaleur même du foyer fait
cuire les choses. Maintenant tout est charbon, fagot ; s’il
faut payer le fagot 500 francs par jour, on ne compte plus
l’argent ! Mais est-ce qu’on aura des forêts encore ? C’est
le désert qu’on est en train de créer. Mais on doit manger.
On a eu la solution : foyer amélioré. Le fagot qui peut te
servir un mois si tu travailles avec le foyer amélioré va te
servir deux mois.
Mais on ne veut pas ça parce que c’est fait avec du banco, on veut être civilisé, moderne. On prend le gaz…On
ouvre le frigo, on a même l’eau bla bla. Ah je suis fatigué
! Mets le ventilo en marche ! C’est tout ça qui nous rend
malades…Parce qu’on est pas habitué.
Mais celui qui gagne plus d’argent, il veut changer sa vie.
Donc voilà, c’est un peu bizarre.
Moi, j’ai une moto, mais on me voit jamais là-dessus.
Chaque fois, je suis à pied, soit dans le taxi. Soit si je
prends la moto, c’est quelqu’un qui va me remorquer mais
la plupart, à pied. Mais je fais toutes mes courses à pied.
Voilà parce qu’il ne faut pas changer. L’organisme n’est
pas habitué à cela. Il est habitué : je me lève le matin, je
vais chercher très loin une guitare pour jouer.
Aujourd’hui, j’ai un chez moi, je dors bien, je mange bien.
Là si je me dis, il faut dormir, l’organisme dit : lui, il a tout
changé, rien ne va, là c’est des maladies aussi…
nous aider pour la circulation d’abord.
La circulation ?
Voilàà.
Dans quel sens ?
La circulation, motos sur la route, les voitures, les feux
rouges. Les règles, bon ça ça nous manque ! Ca nous
manque fort…
Surtout à Bobo !
À Bobo, hein ?
Parce qu’à Ouaga, c’est un peu mieux…
Sur le plan économique, on ne vaut rien.
Mais en même temps, ce que vous dites c’est que si on
développe des choses vraiment du Burkina, ça peut fonctionner beaucoup mieux, même pour le corps, la santé. Si
on reprend le banco…La cuisine traditionnelle très bonne
pour l’organisme…
Vous avez une vision critique sur le modèle de développement que les Occidentaux apportent ici, alors ?
Bon voilà, si tu… Souvent on trouve que c’est moderne,
parce que il ne faut pas faire trop souffrir la femme. Parce
que nos grand-mères ont pilé le maïs avec la main. Mais
Bon, on a besoin je crois de certaines de leurs idées, chez
eux, là-bas, j’ai parlé de cela à la radio. Ils doivent venir
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là, c’était doux ! Piler avec la main et puis le matin, elles
amenaient l’eau. Elle fait bouillir avec et le reste, elle fait
le tô avec. Rien n’était jeté. Tout était consommé. Mais
aujourd’hui, on jette tout. On amène ça à la machine
et puis. On prend le maïs sec là et on vient. Tu vois, ça
aussi, ça joue sur nous.
Sinon on a le tô de potasse, on appelle ça « segen tô ».
On met un peu de potasse dans le tô. Les grands-mères
faisaient cela beaucoup pour les enfants. Vous aller boire,
bouillir du potasse le matin. Et à midi, vous allez manger
le tô de potasse. La nuit aussi, c’est sain, mais elle va
varier la sauce, sauce fée, gombo.
Tu vois, jusqu’à cette période passée, avant de faire le
tô simple. Parce qu’elle sait que maintenant le temps de
palud a passé. On était traités, dans le temps. Bien traités,
les grands-mères ne sont pas allées à l’école, ni rien. Mais
vraiment, ils nous ont bien traités dans le temps. Si il y a
le vent qui commence comme ça, ils savent quoi il faut
manger, il faut gonoilafa.
C’est important de conserver ces savoirs, pour vous ?
C’est normal, c’est normal, parce que on a tout perdu.
C’est le peu qu’on a. Ce peu qu’on a, il faut pas qu’on va
le lâcher.
Est-ce qu’il y a aujourd’hui au Burkina des gens qui pensent comme vous et qui vont dans ce sens ?
Bon, il y en a plusieurs. Il y en a beaucoup qui pensent
comme cela, mais nous sommes blessés au fond du
cœur. Il y a des gens qui sont troublés tout seuls et ils ne
savent même plus quoi faire. Ces gens, tu peux pas leur
dire de penser comme cela.
Ils sont influencés par des trucs modernes ?
Par d’autres choses. Il y a plein de jeunes qui viennent
me voir ici. Victor, il faut m’aider, je veux aller en France.
Victor, il faut m’aider pour mon papier. Et moi je lui dis la
vérité : celui qui vient chez moi pour son passeport, si je
lui parle, il sort de chez moi, il ne vient plus, car je vais lui
dire la réalité de la France, je ne leur cache rien.
Ah oui dans le temps atmosphérique ? Le temps du dehors ?
Oui, oui. Tu sais, il y a un moment où il y a trop de palud. Il
y a un moment où ça s’éteint. Il faut que l’aliment
Vous avez une chanson comme ça, hein : « Frère burkinabè revenez au pays. »
Oui, bon. Il y a un journaliste qui m’a posé cette question :
pourquoi tu veux que tes frères burkinabè retournent au
pays ? Est-ce qu’il y a du boulot à faire là-bas ? Est-ce
Soit… homogène avec le temps ?
Voilààà… Mais aujourd’hui, on le fait plus. Je crois qu’on a
perdu beaucoup de choses.
10
que le bien du Burkina peut servir tous les Burkinabè ?
Mais c’est chez nous ! Soit on est Burkinabè, soit on ne
l’est pas ; c’est tout, quoi…Voilà. Même si le Burkina est
construit si fer, même si la terre du Burkina devient fer,
c’est pour nous alors de chercher la solution comment on
va utiliser ce fer pour gagner là-dedans. Si on s’asseoit et
qu’on dit : y a pas de solution (bis), mais il n’y aura jamais
de solution…Il faut chercher. Souvent ça se garde mais
souvent ça réussit. Mais il faut chercher toujours.
Donc dans la nourriture, c’est comme cela c’est venu.
Avant, est-ce qu’il y a avait le haricot avec le riz, là [nous
venons, nous, de manger du tô de haricot] ? Il n’y en avait
pas ça, à l’époque.
ça fait une bonne recette.
Et le chef de famille s’assied et dit : le haricot que tu as fait
la fois passée ! (Tu sais les femmes aiment que tu leur réclames un plat !) Tu peux refaire le même plat, là ? Là en
ce moment, il y a l’argent… Elle part acheter le riz, le haricot, elle fait la même chose. Et lui et ses amis vont goûter.
Toi tu vas goûter et Nafissatou va goûter. Et aaaah, ben
c’est bon hein ! Et bien, nous aussi on va faire. Hugues va
dire : ben voilà, Nafissatou, on va faire un peu, ici on a…
Voilà, tu vois, c’est comme ça, ça vient.
Voilà, mais ce que nos grands-mères ont fait pour nous,
nos grands-parents pour nous, si on va s’arrêter là, ça va
pas marcher. Il faut aussi que nous on doit donner quelque chose pour compléter.
C’est une nouvelle recette qui est venue ?
J’ai rencontré un monsieur béninois, ici au Burkina et je
lui ai demandé ce que c’était que la pauvreté et il m’a dit :
c’est manquer d’idées. Et votre histoire avec les haricots,
c’est une idée riche !
Oui voilà. Peut-être que tout vient dans la galère.
Moi, j’ai dit ça à ma femme : tu vois, peut-être celui qui
a composé ces plats, là ; peut-être que ce jour elle avait
un peu de riz avec des haricots. Elle peut pas préparer le
riz, ça suffit pas à la famille. Si elle prépare les haricots,
aussi, ça ne vaut rien. Elle a tout mélangé et tout le monde
a goûté quelque chose. C’est comme cela aussi que ça
vient.
Et quand le chef de famille va goûter, il va dire « hooo »
mais je n’ai jamais goûté cela ; attends, demain il faut faire
la même chose encore ! Et là, ça commence et demain
même si il y a de l’argent. Elle a fait cela parce qu’il n’y
avait pas de moyen. Elle a panaché le riz et les haricots et
Voilàà.
Je voulais juste vous poser une dernière question.
DÉMÉ, OÙ SONT LES DOLLAAARS ?
Ah, ha, ha! LES DOLLARS SE TROUVENT AU CIMETIÈRE !
Nafissatou : Chaque fois, il me dit ça !
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Ca c’est les films western. Ah j’adore ça ! Tu vois, le film
qu’on a suivi hier, le film, Les seigneurs de Séku. Bon,
avec les westerns, j’adore ça. Souvent tu me trouves ici
tout seul, alors je regarde. Le jour où les enfants partent à
l’école, je suis tranquille.
Avec les nurus, là. Papa veut regarder les nurus !
« Les dollars », c’est Django et Sancho.
ces gents-là partent à l’école grâce à moi.
Oui, j’ai quinze enfants dans la main. J’ai deux orphelins
ici. Mais il y a quinze qui sont dans leur famille. Je peux
pas prendre la charge de tellement. Mais, ils sont là, le
papa est décédé, la maman est là.
Voilà, des enfants comme ça il y en a quinze que je paie
l’école, qui partent à l’école. Et si j’ai un peu de moyen, je
passe et je leur donne quelque chose.
Mais c’est pour l’école, j’ai dit ça même à leurs parents.
C’est l’école qui est obligée, le reste vous allez vous débrouiller, voilàà.
Blanche ! [l’épouse de Victor Démé]
C’est cette question de l’humour par rapport à vousmême. La distance. Dans votre premier album, il y a
d’abord des voix de femmes en dioula puis ça se termine
par « Démé, tu nous emmerdes avec ta guitare » et puis,
hop, vous commencez avec quelques accords de guitare.
Aucun artiste occidental n’aurait osé faire cela. C’est de
l’humour, une façon de vous mettre entre parenthèse ?
Oui et puis c’est la réalité de ma vie. Il fallait que je mette
ça. On m’a dit ces mots là en réalité même. Mais c’est pas
celle qui a dit là ! Voilàà. On m’a lancé ces sales mots là :
tu nous emmerdes avec la guitare ; tu sais pas jouer, tu
viens manger notre nourriture. Tu ne veux pas travailler, tu
ne veux rien faire…
C’est aussi une revanche, alors ?
Voilàà.
Mais aujourd’hui, je remercie le Bon Dieu et les enfants de
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«Qu’allons-nous léguer à nos enfants?»,
c’est la question que Victor Démé se posait, nous posait
dans la conversation qui suivit.
C’est la question qui anime ses chansons de griot moderne.
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Entretiens burkimayaques
Observatoire des Rayonnements Endogènes

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