France Tunisie 23 octobre 2007

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France Tunisie 23 octobre 2007
RUBAFIKIA SI TCH’AÏ ; A PROPOS DES ECHANGES LINGUISTIQUES ENTRE
COLLECTIVITES DE TUNISIE (1860-1960).
France Tunisie 23 octobre 2007
Le titre reprend un des appels des petits métiers de rue de la Tunis d’antan: rubafikia était
et peut-être est encore le cri du marchand d’objets usagés qui parcourait certaines rues de la
ville ; les habitants de la Petite Sicile l’ont vite baptisé u’ robbavvecchia, le brocanteur.
Il s’agissait presque toujours d’un Tunisien, ou en tous les cas d’un arabophone habituel et
son. appel rend compte de la complexité des échanges linguistiques dans la période choisie.
En effet, rubafikia si tch’aï est un énoncé italien (roba vecchia se ne ne hai – objets usagés
si vois en avez à vendre) qui a d’abord été sicilianisé en robbivecchi si c’ai et ensuite repris
tel quel par le marchand arabophone.
Cette manipulation linguistique est un phénomène récurrent à Tunis: nous allons le
retrouver dans ce qui va suivre. Ce n’est pas un fonctionnement propre à la Tunisie ni à
l’époque MAIS AU CONTRAIRE commun et normal en tous les temps et partout où des
langues différentes se rencontrent quotidiennement.. On aurait pu formuler le titre autrement;
par exemple: zeksch machèr kè bebdjdja!(fichtre mon vieux, qu’elle est belle!), modèle parfait
d’interaction: un mot judéo- arabe combiné à du français et à du pur sicilien!
Ces deux exemples simples rendent compte de la polyphonie (la musique de la parole
méditerranéenne, à préférer à «polyglottisme» entaché de connotations anatomiques) créée en
Tunisie par les échanges, les emprunts, les croisements langagiers entre collectivités.
QUI FAIT L’ECHANGE LINGUISTIQUE?
Le cri du brocanteur résonne surtout dans les quartiers moins huppés de la Capitale – la
Petite Sicile ou l’avenue de Londres ou Mélassine – certes pas place Pasteur ou à Montfleury,
puisque les échanges ont lieu surtout entre habitants populaires ou d’un niveau social peu
relevé Les croisements de parole se font dans la rue, au marché, entre voisins, entre gens du
même métier, on verra plus loin l’exemple des pêcheurs de Mahdia.
Cela parce que la bigarrure linguistique de la Tunisie n’est pas uniquement le résultat de la
permanence de telle ou telle collectivité utilisant telle ou telle autre langue.
Par ailleurs, la multiplicité de ces échanges est contrebalancée, sinon freinée, par deux
facteurs que l’on tend à laisser de côté. Ce sont, jusqu ‘à la fin du XIX siècle, d’abord le poids
de l’italien comme langue de communication - il est d’usage courant à la cour du Bey,dans le
commerce, les manifestations culturelles et cultuelles des européens; en deuxième lieu, le
facteur inhibiteur, après l’occupation française, de la francisation par l’école, dont on
connaît l’activisme dans la Tunisie coloniale .
En fait, tout s’est passé comme si parler arabe populaire pour l’immigré sicilien ou pour
l’Italien, comme si pratiquer un sicilien approximatif pour l’Arabe du peuple ou le Maltais
étaient des comportements désapprouvés et constituant une pratique autodépréciative
Cela était vrai non seulement à cause de l’imposition du français langue véhiculaire au
détriment des autres langues: même à l’intérieur de chaque collectivité fonctionnait une
censure liée au niveau social du prescripteur de la bonne langue, le notable bourgeois, l’
éducateur de tout ordre qui exigeaient le bon français, le bon italien le bon arabe. .
Ainsi, pour les Italiens qui pratiquaient le bon italien, c'est-à-dire les gens cultivés, il n’était
pas question de communiquer en sicilien publiquement; ils n’utilisaient l’arabe que sous une
forme rudimentaire et pour des besoins utilitaires – commander, acheter etc.
Quant aux francophones d’origine, s’il existait parmi eux quelques arabophones convaincus
et compétents, dans la vie courante la majorité restait fermée à la langue indigène et de toute
manière à n’importe quelle autre langue que le français.
En somme, et il faut insister avant d’examiner le dossier linguistique proprement dit, cette
pratique des échanges n’aura pas été anodine – comme chaque fois que la communication
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entre humains est en question, que certaines professions et pas d’autres s’empruntent en
réciprocité des pans «utile» de langue, que le rubafikia parcoure certains quartiers et pas
d’autres, cela doit avoir un sens, qu’il conviendra de préciser.
Une lecture correcte des échanges entre les communautés tunisiennes révèle ainsi, dans leur
plus longue durée, une marginalisation parolière et culturelle à laquelle se superpose, pour la
masquer mais non la modifier substantiellement, une adhésion plus d'entraînement que de
raison, plus de passion que de lucidité, aux normes linguistiques imposées par le colonisateur.
La situation esquissée ici légitime la question des langues de communication écrite mais
SURTOUT ORALE pratiquées dans la Régence et spécialement par la composante italosicilienne (mon ignorance me contraint à emprunter les exemples à la seule langue que je
connaisse un peu – l’italien et sa variante le sicilien – s’agissant de l’arabe, je renvoie à Taïeb
Baccouche, L’emprunt en Arabe moderne, Tunis,1994).
MAIS QUELLES LANGUES A-T-ON PARLEES ET PAR QUI?
En délaissant les aspects chronologiques (à quelle période a-t-on parlé telle langue? quelle a
été la durée d'utilisation?) et les motivations de l'emploi, dans la période considérée, la
grande majorité des habitants de la Tunisie possède la capacité de s'exprimer en arabe
en italien (i) ou en Sicilien (s); en Français (f); en Judéo-arabe (j); en Maltais (m) et, pour
d'infimes fractions, en anglais; en «grec» (à Sfax et à Sousse, où il subsiste des microgroupes
d'hellénophones, anciens pêcheurs d'éponge candiotes ou grecs); l’allemand, soit pour des
citoyens des états germanophones soit même pour cette catégorie peu nombreuse d’italiens
anciens sujets autrichiens et qui auraient été vers 1880 un demi millier; l’espagnol, surtout
après la guerre d’Espagne et l’arrivée de quelques milliers de réfugiés hispanophones.
Enfin on doit signaler l’existence d’un sous-groupe à l’intérieur de la collectivité des Juifs
italiens, dont une minime fraction continue, à la veille de 1940, à pratiquer le bagitto, dialecte
judeo-espagnol italianisé parlé à Livourne et importé à Tunis par les Grana, (des témoins
m’assurent l’avoir entendu chez les personnes âgées de leur entourage). On n’a pas retenu
l’hébreu, langue à usage oral interne, disposant localement d’une littérature écrite.
L’insuffisance d’informations en ma possession ne me permet pas de déterminer si les Juifs
italiens pratiquants l’utilisaient et/ou le lisaient.
Notons que dès le dernier quart du XIXe siècle on enseigne français et arabe dans le cycle
secondaire italien, comme plus tardivement, et peu, l’arabe à l’école française.
Quant à la connaissance pratique du français de la part des 84.809 Italiens de Tunisie en
1921, l’Almanacco Italiano, nous apprend que 34.443 (40,63 %) Italiens de Tunisie sont
analphabètes, que 42.141 (49,68 %) lisent et écrivent l’italien; que 32.769 (38,63 %) parlent le
français et 22.499 (26,53 %)l’arabe Bien entendu, il s’agit de l’usage d’une (ou plus d’une)
langue, outre la maternelle.
L’effectif consistant des Italiens francophones a pour cause probable mais non unique la
scolarisation dans des établissements français. Cela, en un certain sens, justifie chez les
Siciliens la contradiction entre la faible italianisation de la personnalité linguistique (ainsi que
de l'identité) et le comportement collectif déroutant (nationalisme) mais peut, à contrario, être
considérée comme une thérapie (ou un palliatif) aux attitudes à coloration raciste envers les
autres communautés dont sont responsables les Siciliens et dont les traces linguistiques sont
perceptibles: le Français est francisàzzu tintu, vilain Français méchant (qui en retour les traite
de sale macaroni, sale sicilo); l'arabe, testa infasciata, enturbanné, paganu, moru (ou
morazzu) tintu (et pour le Tunisien, le Sicilien est bsàl, mangeur d'oignons); le Juif, abbréazzu
cani di la hara, sale chien de Juif du Ghetto, Susu Bràitu, Kiki fartàsu (personnages
injurieux). Il n'est jusqu'au Maltais que l'on ne tourne en dérision en citant un sien prétendu tic
de parole: Malta hanina! fior del mondo, hob’z ou sardina..
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Mais, pour revenir à l’échange ORAL, on peut tenter d’établir une typologie de l’utilisation,
chiffrable très partiellement, faute d'une enquête quantitative.
Ainsi, en Tunisie, il pouvait se trouver qu'un individu soit capable de choisir de s’exprimer
dans l’éventail de langues suivant ( et le terme polyphonie s’en trouve justifié):
I, en : (i)+(s)+(a)+(f)+(m)+(j), cas extrême mais pas rare., auquel il faut ajouter la
possibilité, pour un Italien non Sicilien d’employer le parler de sa région d’origine, comme
cela a été et reste partiellement la norme pour les habitants de la Péninsule qui disposent alors
d’un double registre, l’un «officiel» (l’Italien, langue commune du Brenner à l’Etna) et d’une
langue régionale ( le vénitien, le toscan, le calabrais etc.)
Se réalisaient les combinaisons où le parleur pouvait comprendre et s'exprimer
II, en: (i)+(s)+(a)+(f)+(m); III: en(i)+(s)+(a)+(f); IV:(i)+(s)+(a) , (les deux types III
et IV étaient surtout présents en zone rurale); V/VI: en (i)+(s)+(m) ou (j), qui était le cas le
plus fréquent dans les villes où vivaient des communautés maltaises ou juives, concurrencé
par VII/VIII: (i)+(s)+(a)+(m) ou (j).
. On pourrait continuer à rechercher les combinaisons possibles, mais en pratique on arrive à
la conclusion que les locuteurs de Tunisie disposaient d'un registre de trois langues au
minimum dans les relations intercommunautaires. Encore faut-il remarquer que pour le
fonctionnaire français l'éventail se réduisait le plus souvent à un type IX: (f)+(a) sinon à un
type, non enregistré ici, réduit à sa seule langue maternelle ou, rarement, à X: (f)+(a)+(i).
Le paysan tunisien, réalisait soit IX soit XI: (f)+(a)+(s) en substituant en X (i) par (s).
LES ECHANGES ENTRE ITALIEN OU SICILIEN ET ARABE POPULAIRE
On voit que sur onze combinaisons le sicilien (s) est présent en neuf et l'italien (i) en dix; ce
que tous les observateurs confirment, relevant comment, de tout temps, l’italien (confondu en
pratique avec le sicilien) est largement parlé et compris dans le pays. Or si l'on tient compte
de ce que 4/5 des Italiens originaires d’autres régions que la Sicile parlaient ou comprenaient
le sicilien, on mesure la diffusion de ce "dialecte" en Tunisie.
Cela ne signifie pas que tout le monde était italophone ou sicilophone, mais qu'une partie
importante des échanges dans et hors de la communauté se faisait par le sicilien, SURTOUT,
chez les plus démunis des villes et dans la zone de colonisation rurale sicilienne, en gros la
façade nord et orientale du pays (avec le Cap Bon.).
On comprend dès lors que le contact prolongé entre l’arabe et l’italien/sicilien va laisser des
traces dans la pratique locale des deux langues. En considérant aussi les apports dans la vie
quotidienne, l'on serait tenté de parler d'acculturation pour ce qui est du partenaire
sicilophone: la prudence conseille de parler plutôt de connivence, comme le confirmerait
l'exploration des apports du sicilien à l'arabe local, qui sont évidents à la lecture d'un
inventaire du parler populaire arabo-tunisien.
POURQUOI DES EMPRUNTS SI COPIEUX?
La complexité de la justification fait reculer; mais parmi les facteurs non objectifs des
emprunts il est possible de retenir le facteur psychologique qui a porté la communauté
sicilienne censurée linguistiquement et culturellement par ses dirigeants puristes à vivre une
situation d'interchange, en dépit des conflits qui l’opposait à une communauté arabe comme
elle rejetée en marge de sa propre histoire. Encore une fois cependant, il ne faut pas conforter
l'image d'un immigré insulaire pur sicilophone et arabophile: il parle français et au fil des ans,
les progrès de la scolarisation, le martèlement de la radio italienne, la forme de consensus que
peu ou prou vont réaliser le fascisme italo-tunisien comme l'antifascisme (qui tous deux
prônent l'italianité, ne serait-ce que par tactique) fait que le Sicilien devient de plus en plus
italophone, sans pour cela abandonner totalement sa langue maternelle sicilienne et les
innovations du contact avec l’arabe..
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Indiquons que pour l'écrit,, l'expression sicilienne écrite authentique et publique est peu
fréquente, alors que l'on trouve une presse en et une littérature locales abondantes en italien..
Le sicilien écrit se limite à quelques journaux (U simpaticuni, par exemple, adressé à la
frange (semi)-cultivée de la Colonie mais rédigé en un sicilien très normé sur le modèle
italien) des poèmes, des chansons; peu de chose. Mais il a existé une «littérature pauvre» en
sicilien, à peu près inconnue. C’est pourquoi, tant que ces textes n’auront pas émergé, la thèse
provisoire est que les échanges arabes-siciliens se sont produits à l'oral, et probablement
seulement à l'oral, confinés à un "parler de pauvre" qui ne va pas au delà du quotidien oral.
QUELS SONT LES EMPRUNTS DE L’ITALIEN/SICILIEN À L’ARABE PARLE’?
Un premier relevé se rapporte à la description et à la nomination de l'espace (ce qui
renseigne aussi sur la relation à cet espace), en fait les noms de localités (toponymes) ruraux
ou urbains, en y incluant certaines dénominations architecturales, c'est à dire:
I) la série des toponymes urbains qui en arabe se présente sous la forme
'bâb+caractérisation (= Porte de la Mer, Porte Verte etc) donne:
* babbahàra, bâb âl bah'r; babbàSira, bâb âl djazira; babbalìua; bâb °lîwa; babelcàdra, bâb
âl khadrâ': où se trouvait le cimetière chrétien , d’où, par euphémisme, si innìu a babelcàdra,
il est mort et enterré;
la série sûq + caractérisation (Marché aux Parfums etc, produit:
* zuccublàtu, sûq âl blâta; zuccunaàas, sûq âl nah'h'âs, le souk des chaudronniers, pris en
sicilien dans l'acception "marché aux puces"; succaràs, sûq âharâs et suchelàrba, sûq âl 'rb'â,
villes, etc.
De même, les toponymes en funduk (marché, foire):
* funnùcco sgdida, funduk âl djdaîd. Le seul cas qui n'est pas sicilianisé est funduk âl ghalla,
le marché central Tunis, qui garde la dénomination générique de mircàtu, faiblement
concurrencé par a muntagnèlla, autre marché en ville.
II) les toponymes géographiques sont systématisés, surtout s'ils désignent le siège d'une
colonisation sicilienne:
ammamètta, h'ammâmât (le XVIIIe siècle répertorie le toponyme 'La Hamette'); buffiscia,
bûfîchîa; benarùsa, ban 'rûsa; u bardu, bârdû; bèsgia, bâga; calasrira, âl qal'a âl çghîra; u
canghèttu/u canchèttu, (village italianisé; le radical arabe signifie "défilé, col", âl khanqat; u
chef/u cheffu, âl kâf; chelibia, klibîa; a culumbaia, qrumbâlîa; a galita, h'âlita; a guletta,
h'allaq âl wâd; mammaliffa, h'amâm âl naf ; a manùbba, manûba, banlieue de Tunis où se
trouvait l'asile des fous, qui a engendré l'euphémisme ène a'a manubba, il est devenu fou; u
murnàg/u murnàghe/munnàgh, murnâq; a Sabbèlla (di u mornàg), sabbâla; djdeïda (village
entièrement peuplé de Siciliens venant de la zone de Palerme), djaîda; sidifattàlla, sîdî
fath'âlla; tachèlsa, tâkalsa; tala, tâla; tingia, tîndja.
Il faut noter que la tonique est systématiquement celle de l'arabe, jamais celle du
français, lorsqu'il est réalisé; le doublement de la consonne, surtout en position médiane,
correspond aux habitudes phonologiques du sicilien. Le genre des "noms" est aléatoire;
l'aspirée initiale disparaît ou est réalisée par substitution.
III) abondent les termes qui désignent les quartiers urbains, l'habitat, les matériaux, les
structures fonctionnelles ou architecturales:
* u ammamu, bain turc, hamâm; a balata, dalle à pavage, blât'a; a casba, citadelle de Tunis et
quartier, qaçba; a cubba, coupole, qûbba; a ducchèna, banc en pierre ou en maçonnerie,
dukkâna; u dammusu, voûte/citerne, dâmûs; u funnuccu, entrepôt/marché, funduk; u gurbino,
gourbi, mais aussi taudis, qurbî'; a h'annàcca/ a fannacca/ a annacca, la boue, les égouts de
Tunis jusqu'en 1885, h'andaq. Le mot a produit u h'annaccàru/ u fannaccaru, l'égoutier (pris
aussi en sens figuré de 'sale': vistùtu accussi pari u fannaccàro); il a été italianisé:en annacca,
annaccaro et fannacca ; a 'ara, ghetto de Tunis, dont la prononciation n’est pas différenciée,
pour le siculophone, de h’âra unité de vente de 4 œufs: le Sicilien confond deux emprunts
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sémantiquement différenciés en arabo-tunisien; a Sabbèlla, fontaine/abreuvoir/ évier, sabbâla;
a sciabbècca, (utilisé par les natifs de Pantelleria) fenêtre, chabbâk; a sidda, débarras/grenier,
sidda; a skifa, vestibule dans les maisons arabes, skîfa'; i zilisi, carreaux en céramique
traditionnels, zlîz; a zanka, la ruelle sans issue, zanqa.
Des séries sont fournies par :
IV) les aliments, les ustensiles de cuisine, les commerces alimentaires:
* a arisa, purée de piments, h'arîssa; l'asbèn (sic), andouille tunisienne, avec sens obscène
aussi, 'çbân'; i babbùsci, petits escargots blancs, babûcha; u besbèsi, aneth, basbas; a bittìh'a,
melon, bt'îh'a; a bricca, pâte frite en forme de triangle avec une farce et un œuf (Nicolas),
brik; a burdighèna, l'orange (Pantelleria), burdqân ; i cabbasìsi, pignons, en sens obscène
aussi, h'abb 'zîz; u cammùni, cumin, kammûn; u cùscusu, couscous et u cheschèsi, passoire
pour la cuisson, kaskâs; u faccùsu, concombre de Tunisie, aussi en sens obscène, collectif
faqqûs de faqqûsa; u fèlfel, piment mais aussi "vif", en parlant d'une personne, falfal ; u ftair,
beignet tunisien, ft'aîra', galette/ pain azyme; a gasùsa, limonade, qâzûz (de l'italien 'gazosa' et
'gassosa', à travers la médiation de l'arabe, ce qui montre l'emprunt direct à ce dernier); a
gilèbîa, gâteau au miel tunisien, zlâbîya; a glibìa/a glibètta/i glîbèt/i glîbètti, graines de
potirons salées et cuites au four, qlîbîya, plur, qlîbâta'. Le sicilien utilise a glibetta au
singulier., à côté de qlîbîya par analogie avec a calìa, qui denote toute graine comestible
grillée; a h'àlua, h'alwa', nougat/ bonbon; u hobbiso, pain, h'ubz' et h'abs tabùna, pain
rustique, le t'âbûna étant le four des paysans tunisiens; i lifti, navets marinés, lifta, navet; a
lubia/ haricots (Pantelleria; il est déjà utilisé dans l'île), lûbîya; a lubbèna, sorte de gomme à
mâcher, très appreciée des petits siciliens et arabes, lûben gâwî, benjoin; a màcruda, maqrûd,
pâtisserie tunisienne; a mèrghesa/ i mèrghesi, saucisses, marqâza; a milu'hia, plat tunisien à
base de poudre d'épinards et de mouton cuits dans l'huile d'olive, mlwhîya; a misciùiia, salade
tunisienne, machwîya; mismèsci / i musmèsci / u musmèsciu, abricots de Tunisie, abricotier,
machmâcha; a sciacsciùca, ratatouille, mais aussi: désordre, confusion, chaqchûka, "mets
composé de tomates, piments, oignons" (Nicolas); u sdirru, semoule à couscous, çdar; u smen,
beurre salé (et rance) tunisien, utilisé pour le couscous, sman; a sc(i)minca, tripes aux navets,
chminka; u sciràbbu, vin, en sens ironique (u scirabbu è bonu, à un ivrogne - surtout chez les
originaires de Pantelleria), charàb; a scuria (?), chicorée, chkùrya; u tebbelcaruìa, épices: le
siculo-tunisien confond le tâbal et le qarwîya, coriandre et carvi, souvent conjointement
employés dans les préparations culinaires; i torsci, légumes en conserve au vinaigre, turchî; a
trungìa, verveine/ citronnelle, trungîya.
* a alfa,' stipa tenacissima', qui fournissait les bouchons à récurer la vaisselle, h'alfa (avec a
sciulìca, torchon/serpillère, chûlîqa); a asira, natte de sol, h'açira; u cannùni, fourneau
portable en terre cuite, kânûn; u cartasu, cornet en papier, kart'âs; a culla, broc tunisien
traditionnel, qulla – a gargulètta désigne le même objet; u garbèllu, tamis, gharbâl; u gèu,
benjoin/encens, gâwî; a h'allèba, écuelle, tasse/vase à deux anses, khallâb; u stallu, seau, çtal;
u tascinu, marmite en terre, t'agîn; a zibbola, ordure, zabla dont zibbulàru, éboueur.
* u attàro, l'épicier, que le français dénommait "le djerbien", à cause de l'origine insulaire,
'ttâr, épicier, droguiste (cfr. sûq âl 'ttârin: souk des parfumeurs); u chiftègi, vendeur de kefta,
tripier, gargotier et aussi, "homme sale dans sa vêture"; a enna, le henné, h'anna.
V) les vêtements et les bijoux, les tissus:
* a àdida, bracelet (souvent en argent), h'adîda, bijou en fer. pour les épousées; a barnita, si
vistiu cu a barnita, il s'est endimanché, barnît'a, chapeau/casquette; u burnùsu, manteau à
capuchon, burnus; a casciabbìa, vêtement tunisien, qachâbîya; a farrascia, petite couverture
de lit, farrâchîya; a gandùra, vêtement tunisien, qandûra; a patanìa, couverture de lit en laine,
bat't'anîya; a sciammìta, (il existe en italien 'sciammito' mais ici il paraît être une reprise; le
sens n'est pas clair: vistùtu cu a sciammita: habillé avec luxe), charmît'a, "longue bande
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d'étoffe, lambeau, laque" (Nicolas); i sabbàti, les chaussures, çabbat'; a sciscìa, béret
traditionnel tunisien, châchîya'.
VI) une série couvre les activités agricoles, l'outillage et les noms d’animaux:
* a baghèra, vache, baqra ; a barla, mulet, baghl; *a gèbia, (existe en sicilien insulaire, mais
a été réactivé), bassin pour stocker l'eau, gâbîa; a matràcca, massue de berger, mat'raqa,
marteau - concurrencé par dabbusa, dabbûz, bouteille/massue à lancer); a mescia, propriété
agricole en général, mâchiyâ, "surface de terre qui peut être labourée par une paire de bœufs
pendant une saison - environ 10 hectares" (G. Salmieri); a sènia, jardin maraîcher, sânîa; a
sandùcca, caisse pour la cueillette des vendanges, çandûq, caisse.
VII) des interjections, invocations, imprécations:
aiia, allons. - il sert à inciter, exhorter, solliciter… âîyâ'; amdùlla!, dieu soit loué! enfin!
alh'amdulla; auèdda, encore! - marque l'impatience devant les répétitions hwa hâda, c'est cela;
atta gègia, expression de défiance (allusion à un dicton arabe, h'atta dgâgâ âl ghams àggî mân
Bâgiâ, litt: "espère toujours pour ta poule que le blé de Bejà (celèbre pour la qualité) arrive
ici", i.e. "compte là-dessus etc"; barra dehors!ouste!, barrâ; barcàlla!, Dieu soit béni!,
tabârakâlla. La formule est employée en parlant de quelque chose digne d'admiration; en
sicilien, elle exprime la sympathie complaisante, le compliment affectueux à un invité qui fait
honneur au repas, on lance: barcalla!; elle calque diu benedica! Mais pour un vêtement trop
large, on dit: barcalla, chi largu! Son emploi élatif est fréquent; bessif, par force, bâlsif;
blesci, gratis, blâchî; bismilla! formule augurale, basmâlla,' au nom de Dieu!. Cette série,
assez riche, s'emploie pour le sicilophone dans les mêmes circonstances que pour
l'arabophone. L'invocation îâ karîm mtâlla, par la miséricorde de Dieu, formule des
mendiants, a donné u crimintàlla: le miséreux, le pleurnicheur et a crimintàlla, l'aumône;
brobbi, s'il te plaît, barubbî, par Dieu!; a chifìa, le plaisir, chi chifìa!, kîfîya, forme/manière
d'être; èvèua!, affirmation renforcée, hâ hwua, voici! ; ia h'àsra!, exclamation de regret, de
sens équivalent à "c'est fini, ça", îâ khasâra, perte/dommage;
* inandic!, maudit...!; l'imprécation est rarement avec un prédicat en sicilien, în'l dînak,
maudite soit ta religion, mais aussi: inandinàmmoc, în'l dîn ûmmuk...; matabbìa, plaise au
ciel!: matabbìa chiuvissi, mâ dâbî, forme optative initiale ; sciàlla! pourvu que..., 'an châ âlla,
s'il plaît à Dieu! (formule obligatoire dans l'expression d'un vœu, d'un projet).
VIII) le siculo-tunisien emprunte une riche série des qualificatifs, pour décrire, juger,
déprécier, ainsi que des adverbes usuels:
babbalàru, desordonné, de bâb âlla'(?), Providence; en fait, expression du crieur public, avant
la mise aux enchères - d'où le glissement vers "hasard, confusion". Mais le sicilien insulaire
enregistre babàlla; barca, assez, barkâ; bàrscia, beaucoup, barcha; bassàssu, péteur, bassâs
(cfr, nannu piritàru, dont il est peut-être euphémique); bizru, de basse extraction, vulgaire:
genti bizra, bazra, vaurien; dudu/duda, mignard/gracieux. La matrice n'a pas été identifiée,
mais il existe l'dîd', délicieux. Peut-être hypocoristique de dusci, au même sens. Utilisé aussi
en redoublement superlatif: dudu dudu; faccia di tabbàla, visage épaté, t'âbala, tambour; u
farzìt, grillon, farzît, d'où: pari u farzìt, il est agité et nerveux; u frizizù, frénésie/agitation: mi
fasci viniri u frizizù, farzazzû, guêpe; dja'hà, sot/simplet, djh'â - c'est l'original de Giufà, mais
dépourvu de traits positifs; (h)'auèf, peureux/lâche, khaûwâf; hallùsi/allusi, de mauvaise
qualité, dit spécialement du tabac. Cfr: khubz h'allûzî, pain noir; lebh'a, mou de caractère,
labh'a, cataplasme: chi lebh'a, quel emplâtre!; mesgnùn, fou/possédé, magnûn'; a nefsa,
superbe/ vanité, nafs, orgueil; sciusciùna, mauvaise ménagère/ écervelée, chûchâna,
(servante) négrillonne; sughi, sale, constellé de taches, sûqî, marchand d'huile, de beurre.
IX) des jeux, des loisirs, des fêtes réligieuses musulmanes:
* a asciùra, 'chûra; ; u mulùd, mulûd; a billàra, bille en verre à jouer, ballâr', cristal; a
busadia, épouvantail/cacophonie, bû s'dîya, griot musicien; u chif, plaisir/caprice et: chif chif
pour marquer l'égalité ou l'ambivalence, kîf; a darbùca, tambourin, darbûka; a fuscicca,
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pétard, fûsîk, fusée d'artifice; a o'hra, le jeu de la fossette, uh'ra; a tabbàla, (cfr. VIII); a
zarbùta, toupie, zarbût; a zummàra, trompette, zummâra (sic, insulaire: zammara).
X) des fonctions sociales, des rapports sociaux et juridiques:
u babàssu, curé, avec connotation anti-cléricale. bâbâs, prêtre/moine; u bèi/a bèia, le Bey et
son épouse, bâîy/bâîya'; cauèd, "indic", qawuâd; a degghèza, sorcière, daqqâza, diseuse de
bonne aventure; u/a enzel, type de rente perpétuelle sur un terrain agricole attribuée au
vendeur, le genre paraît avoir été instable, ânzâl; i filusi/i flusa/u flus, argent (monnaie), flûs; u
pulìsse, sergent de ville, bûlîs, à travers le français; a sciaclèla, dispute/procès/récit confus,
chghâla, tumulte, confusion; u sceièt, cireur de chaussures, châiyât;a sciammata, rixe, scène
de ménage/dispute, chamâta, taquinerie.
XI) des parties du corps:
i gargi, gosier/gorge, qargûma; a scìscia, membrum virile, chîcha, narghilé, pipe.
Pour les unités de mesure (rotolo, cafiso, zimmile...) il est malaisé de déterminer si elles ont
été apportées de Sicile ou empruntées aux Tunisiens mais en milieu rural le système métrique
s'est imposé. La seule exception paraît être rotolu (500 g), art'âl, pour les transactions au
détail et ara, h'ara, unité de vente pour les oeufs (quatre).Quant aux prénoms et aux
patronymes, ils subissent une sicilianisation régulière: "...Mais Mohamed, Ahmed, M'hamed,
Hamid et même Mahmoud, tout cela était fondu dans le même nom Amette" (M. Huet). .
Cet inventaire, provisoire, confirme que, s'il y a eu emprunts et acculturation périphérique,
les Siciliens ne se sont pas arabisés et que l'arabe n'est pas devenu leur outil de
communication principal: les emprunts et les sicilianisations représentent un pourcentage
modéré,: environ 250 mots, sur les 1.200-1.500 (estimés) constituant le corpus du parler des
siculo-tunisiens.
A cela, on avancera plusieurs motifs: à l'instar de l'immigration italienne en France qui a fait
du français sa langue de statut, oubliant ou censurant sa langue d'origine (langue nationale et
langue régionale) sous la pression de nécessités vitales et parce que, peu italophone au départ,
démunie de moyens de préservation de sa langue locale, elle laissait le champ libre à
l'installation du français, le Sicilien de Tunis qui au départ se trouve dans des conditions
similaires a été contraint de vivre en vase clos pendant une certaine durée de sa présence
africaine et a subi la pression des langues d'autres groupes, essentiellement l'arabe et, moins
pressant, le français.
Mais il n'en est pas moins resté constamment sollicité par l'italianisation, le restant de la
collectivité lui imposant l'école italienne, la radio italienne, le cérémonial italien:. Cette
récupération linguistique (et culturelle, au travers d'une mythification de l'italianité) s'est
montrée efficace et a fini par constituer une barrière assez solide pour que le Sicilien ne
s'arabise pas totalement (ou ne se francise que superficiellement; et encore, la plupart des
naturalisés parlent en privé leur dialecte).
En termes de paradoxe, on pourrait dire que si le Sicilien a perdu de son identité, c'est du
côté de l'Italien qu'il faut chercher: il ne s'est pas "naturalisé" 1rabo-tunisien ou Français, il
s'est naturalisé Italien.
LES EMPRUNTS DE L‘ARABE A L’ITALIEN ET AU SICILIEN
A contrario, les mécanismes d’emprunt ont joué de l’italien ou le sicilien vers l’arabe.
A la différence près que, dans le cas de l’emprunteur sicilien le phénomène n’a plus qu’une
signification historique, la communauté des parlants ayant disparu pratiquement; alors que
pour l’emprunteur arabe l’arabisation de termes italiens ou sicilien reste d’actualité (2007).
C’est ce que semble prouver la thèse de T. Baccouche dont on reprend un des relevés (en
italique, le terme arabe) :
Bagno, baniu; birra, birra; blusa, bluza, pl. Blauz; Bullone buluna ; calzetta, qalsita,; cantina
Kantin; Cambiale, kimbiall; carabina , carabila; cartone, karduna, pl kradm; cicoria, scicuriia
7
; cioccolata sciukulata; comodino, kumudinu; crema, krima, pl. kraiim; cucina, kusgina, pl.
kwagin ;crino, krinu; dama, damma; dinamo, dinamu; dozzina, tuzzina, pl. Tzatzin; fabbrica,
fabrika; farina, farina, falso, falsu, fattura, fatûra ; forcina, furtscinu; insalata, slata;
maccheroni, mak(a)runa; macchina, makina; marca, marka; pl mmarik; massa, masça;
mobilia, mubilia; moda, mudha, molla, mûlla; nervoso, narfiuzi; numero, numru,pl.nwamir;
pacco, baku; patente, batinta; piano, pianu; pomata, bum(a)dha; punto, bûntu; pressa, brisa,
pl braiis; prova, brufa, pl. braiif; quadro, kwatru; ricotta, riguta; robivecchi, rubafik(i)a; sala,
sala; salsa , tmatim; sardina, sirdina, sgombro [poisson], skum(b)ri; soldi, surdi, pl.swarid;
spaghetti, sbaghetti; tonnellata, turnata; veste, fista; vetrina, f/bitrin; etc.
LES PECHEURS DE MAHDIA
Le cas des pêcheurs siciliens et arabes de Mahdia (étudié par Baja Karchani-Labaied, La
comunità italiana a Mahdia e il suo impatto sul linguaggio marinaio in S.Finzi (éd.), Métiers
et professions des Italiens de Tunisie, Tunis, Finzi 2003 est intéressant, parce que l’échange
professionnel a résisté au temps et a laissé des traces dans le parler actuel. Voici un aperçu des
emprunts de l’arabe à l’italien ou au sicilien (l’arabe est en italique) dans une .série qui
concerne le navire de pêche, l’outillage, le port.
armatùrà au sens d’armement)armatura; bàlà; pala; balamitâra, palamito; bàlàncù
,palanco; balànsî, bilancia [carreau]; banca, banca, [banquette]; bàsserélla, passerella;
batindà, patente; batria, batteria; bînsa, pinza; bôrto, porto; brima, prima [premier choix];
brùâ, prua; bùgna, pugno; bulissîa, polizia; bulùna, bullone; bùnta, punta; bùrdû, bordo;
cambial, cambiale; [traite]; carritâ, carretta; carru, carro; cartâ ,carte geographique; càshâ,
cassa; cmànda, comandare; côb coppe [pique]; combàss, compasso; contra; contrabbando;
contrattu, contratto; cubirtâ, coperta; cujina, cucina; diablu, diavolo [canot à moteur pour la
pêche à la sardine]; dîga, digue; dmân, timone; dràgâ, drague; fabrika, fabbrica; farshitâ,
forchetta; fartùna ,fortuna; faturâ, fattura: firca, forca; fundû, fond marin; gannntchiu, gancio
[crochet]; gornisa, cornice; gustu, gusto lambàrâ, lamparo; linsa, lenza; litru, litro; makina,
macchina; marcanti, mercante [riche]; marina, marina [côte]; mitru, metro; mutur, moteur;
numrû, numero; q’rina, carena; radiu, radio; etc.
LES EMPRUNTS DE L’ITALIEN/SICILIEN AU FRANÇAIS.
Ils sont moins nombreux que l’on pourrait croire. Beaucoup plus que le lexique, ils
concernent les aspects grammaticaux. Plus que d’une spécificité siculo-tunisienne, il s’agit
d’un phénomène interne au sicilien, et il est probable qu’il faille rechercher le modèle de ces
emprunts sur le territoire français, où l’immigration italienne s’est depuis longtemps
linguistiquement acclimatée et francisée.
A Tunis, citons en passant
u partò, u pardessù, u transc-cotto (trench coat de chez Burbery’s, manteau imperméable de
tranchée à la mode pendant 14-18 d’abord chez les officiers anglais et ensuite banalisé) et
beaucoup de nom d’objets «techniques» dont:
bruétta, caskétta, cashcòl, circammar, (le Cirque Amar), cristò, diesél, gabardinn ,gattò,
djavél, kakì ,kapòk ,nilòn, primùs,.sinemà, etc.
La francisation en cours est perceptible surtout dans la construction des énoncés (Voir mon
Lavoro e lavortaori italiani in Tunisia, in S. Finzi (éd.) «Métiers et professions des Italiens de
Tunisie», Tunis, 2003 et dans les changements du mode de vie des immigrés italo-siciliens.).
CONCLUSION PROVISOIRE
Il me semble licite, après ce survol, de se demander si cela a dû avoir ( et continue d’avoir)
un sens, l’appel arabisé du rubafikia résonnant dans les rues de la Tunis «française», le cri du
fripier tunisien (mais on disait, en cette époque de colonialismes, «arabe», comme d’une
appartenance familière à la fois inscrite de tout temps dans nos mythologies
méditerranéennes et cependant désignant un individu autre, à tous les points de vue).
Que l’artisan s’exprimât en quelque chose qui était de l’italien pour commencer, du sicilien
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italianisé ou de l’italien sicilianisé pour arriver à produire un mot du parler tunisien populaire,
cela doit bien avoir eu une signification, qu’il faut rechercher dans la fréquentation
pluriséculaire entre Tunisie et territoire italien, 1 entre Tunisie et rivages méditerranéens, bien
antérieure à la pépinière cosmopolite des XIXe XXe siècles que deviendra la Tunisie.
Cette longue durée a donné lieu à des échanges, conflictuels ou amicaux, qui ne sont pas
seulement ceux du commerce, de la langue, de la relation amoureuse, de l’idéologie religieuse
ou politique qui informent les pensées et les comportements.
Convivre, volontairement ou de mauvais gré, n’a pas été seulement une légende ramenée à
tel ou tel roman, à tel ou tel film mais une réalité vécue et vérifiable.
Le contraste confessionnel, ethnique, social, politique a pesé moins dans la relation entre les
collectivités que le sentiment, diversement ressenti et exprimé, d’une commune expérience
d’un vivre ensemble, convergeant dans des entreprises significatives.
Selon certains, cela aurait rendu Tunis conviviale bruyante vivante... une sorte d’Eden
mineur qu’on évoque avec nostalgie, ce qui n’a pu être vrai que partiellement, si on néglige
les injustices et les oppressions, sans compter les rancoeurs et les exclusions. L’observateur
cultivé du XXIe siècle tenté de proposer cette vision en vient à regretter, passant outre à la
distorsion de la représentation, un paradis perdu (qu’il a dû probablement être pour une
minorité de nantis chez toutes les collectivités).
Reste, plus ou moins exactement appréhendée, la cicatrice de l’expérience commune
intériorisée dans le langage et par le langage..
En premier lieu, perceptible dans les marques réciproques imprimées au parler quotidien,
inscrites dans les fort peu académiques trocs linguistiques de rue à ruelle, de gourbi de
Mélassine à masure de la Petite Sicile, de balancelle à lamparo entre pêcheurs de La Goulette.
Et les permutations plus matérielles, (puisque visibles), le prêté rendu tangible: la cuisine,
les usages vestimentaires, la modernité - de l’auto à la radio – s’additionnent aux échanges
des mots , aux mille et un trucs et astuces de parole qui rendent malins (qui rendent malin le
petit peuple arabe de la Médina, le baladi, si raffiné dans sa manière de pénétrer l’autre, le
deviner à mi-mots complices; et avec les mille truc astuces, toutes ; les ficelles du discours qui
fournissent le savoir-dire au Sicilien pour rouler celui qui achète et celui qui vend, d’autant
plus rusé qu’il se présente comme rustique et fruste, rustre en somme).
L’aperçu de la manière dont on s’exprimait dans une Tunisie d’hier (certes, mais encore
audible) est limité et ne laisse qu’entrevoir ce qui a constitué - et constitue - la substance
charnelle et existentielle de l’échange linguistique, même avec des manques et des censures
mémoriels.
Au-delà des regrets, cette mémoire ne doit pas périr, mais doit être reçue comme un dépôt à
transmettre à ceux qui viendront après nous.
Adrien SALMIERI
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