A difícil vida fácil.
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A difícil vida fácil.
Université de Lausanne Faculté des Sciences Sociales et Politiques Session de février 2006 A difícil vida fácil. Les prostituées brésiliennes dans le canton de Vaud. Une étude sur le travail, la migration et la prostitution dans une perspective de genre. Mémoire de licence en Sciences Sociales Présenté par Carine Carvalho Arruda Directrice : Magdalena Rosende Rapporteure : Nadia Lamnamra 1 A difícil vida fácil : « La difficile vie facile » en français. Titre du livre d’Amara Lucia (1984), ancienne travailleuse du sexe. Au Brésil, la prostitution est populairement appelée « la vie facile » et les prostituées, « femmes de vie facile ». Amara Lucia expose son témoignage sur le travail du sexe, dans le but de montrer que la prostitution n'a rien d'une vie facile. 2 Introduction _______________________________________________________________ 5 Première Partie : définition de l’objet de recherche _________________________________ 8 Problématique___________________________________________________________ 8 Remarques préliminaires _________________________________________________ 8 Le débat féministe sur la prostitution ________________________________________ 8 Entre « esclavage » et « travail » __________________________________________ 10 L’exclusion de la société salariale _________________________________________ 11 L'aide économique à la famille____________________________________________ 12 Quelques outils théoriques________________________________________________ L’échange économico-sexuel : Paola Tabet __________________________________ Stigmate : Gail Pheterson et Stéphanie Pryen ________________________________ Une désaffiliation genrée : Lilian Mathieu. __________________________________ 13 14 16 18 Méthode et enquête de terrain_____________________________________________ 20 Présentation du terrain et de la population étudiée_____________________________ 21 Deuxième Partie : Aux sources de la migration et de la prostitution. __________________ 28 Les femmes sur le marché du travail brésilien : ségrégation et précarité. _________ Des transformations structurelles __________________________________________ Les femmes sur le marché du travail brésilien ________________________________ Travail informel et précarité______________________________________________ Restructuration des familles brésiliennes, maternité et travail féminin _____________ Des inégalités de classe, de genre et de « race » ______________________________ 29 29 30 30 32 32 Des récits de la précarité _________________________________________________ 33 La réunion des ressources pour la migration_________________________________ Les projets migratoires __________________________________________________ Migrer en Europe par la constitution d'un réseau______________________________ Une migration par paliers ________________________________________________ 38 38 39 41 Troisième Partie : Petit survol de la prostitution dans le Canton de Vaud. ______________ 43 Le travail du sexe et ses modalités _________________________________________ 43 La clandestinité et la précarité qui lui est sous-jacente_________________________ 44 Quatrième Partie : Identités, stratégies et perspectives d'avenir_______________________ 47 Identité de genre, identité nationale et identité professionnelle __________________ Une identité « féminine ». Une identité « brésilienne » _________________________ L'aide économique à la famille____________________________________________ Stigmates : entre la honte et l’indépendance _________________________________ 48 48 50 53 Les rapports aux hommes ou la différenciation entre sexualité de travail et sexualité privée _________________________________________________________________ 55 Les clients et la sexualité vénale___________________________________________ 55 Rapports sexuels sans échange monétaire direct et relations amoureuses __________ 57 Perspectives d’avenir ____________________________________________________ 58 Retour ou re-départ ? Le mariage et le retour dans le circuit "normal" de l'échange économico-sexuel. _____________________________________________________ 59 3 « Quitter le métier » : la « réinsertion » dans le marché du travail légitime ou le retour à la précarité?___________________________________________________________ 62 Conclusion _______________________________________________________________ 65 Annexe 1 : La chronologie de l’enquête_________________________________________ 71 Annexe 2 : Les interlocutrices ________________________________________________ 72 Annexe 3 : La grille d’entretien _______________________________________________ 73 Annexe 4 : Tableaux cités dans le texte _________________________________________ 75 Annexe 5 : Autres tableaux __________________________________________________ 77 4 Introduction Le présent travail traite des prostituées brésiliennes dans le Canton de Vaud. Plus précisément, je m’intéresserai à leur trajectoire migratoire vers la Suisse et à leur entrée dans la prostitution, en commençant par identifier quelles étaient leurs conditions de vie et de travail dans leur pays d'origine et quelles attentes la migration et l’activité prostitutionnelle sont censées combler. Ce travail est ainsi une tentative de cerner les relations qu’entretiennent le genre, la migration, le travail et la prostitution. J'utilise le concept de genre comme l'organisation sociale de la relation entre les sexes (Scott, 1988). Il sous-entend un rapport de pouvoir et de domination entre le groupe des hommes et des femmes. En cela, il s'apparente au concept de rapports sociaux de sexe issu de la sociologie du travail française. A partir de cette position théorique, il est possible de problématiser les tâches et les rôles sexuels comme des construits sociaux, produits par le genre. L'enjeu de ces rapports est la division sexuelle du travail. Ce qui intéresse plus particulièrement mon étude est la place qu'occupent les femmes sur le marché du travail brésilien et, dans une moindre mesure, la place des migrantes sur le marché du travail en Suisse; des positions marquées par la précarité et que je postule comme étant directement issues de la division sexuelle du travail. Dans cette étude, la prostitution sera considérée comme un mode de travail, même si cette conception est loin de faire l’unanimité. Chaque femme ou homme qui exerce cette activité vend sa force de travail, et n'a pas trouvé dans les modalités socialement reconnues des conditions de travail et de salaire satisfaisantes. De par leur appartenance de sexe, de « race »1 ou de classe sociale, ils/elles ont été exclu-es du marché du travail dit normal. L'étude du phénomène prostitutionnel, à l'exemple de celui des migrations internationales, ne peut pas être dissociée de la dimension du travail. Elle doit faire état des possibilités, pour les personnes qui exercent la prostitution, de trouver des conditions et compensations satisfaisantes dans d’autres activités rémunérées. Je pars du postulat que la précarisation du travail, et surtout du travail féminin, constitue un facteur déterminant dans la décision d'entrer dans la prostitution, et antérieur à cela, dans la décision de migrer. Dans cette optique, le cas de prostituées brésiliennes dans le canton de Vaud me semble pertinent car il constitue un terrain intéressant dans la réalité vaudoise. Le choix de cette population tient tout d'abord à son importance numérique parmi les personnes exerçant cette activité dans le canton de Vaud. Selon les estimations de la police cantonale2, les prostituées brésiliennes représentent la moitié des prostituées du canton. En deuxième lieu, l’étude des caractéristiques du marché du travail brésilien me permet d'analyser l'impact de la division sexuelle du travail sur J’utiliserai dans ce travail le dénominatif « race », tel que le font les chercheuses brésiliennes. Ici, elles se réfèrent essentiellement à la population afro-descendante du Brésil. Il est fort dommage que, dans les études sur la discrimination dans le marché du travail brésilien, on prenne très peu en compte la question indigène, la diversité religieuse et les disparités entre régions riches et pauvres du pays qui créent un climat de xénophobie. 2 D’après l’interview réalisée avec un agent de la police de sûreté, unité de la police cantonale vaudoise. 1 5 la migration et sur la prostitution, en tenant compte de l'histoire particulière de la population brésilienne étroitement liée à la migration. Enfin, en analysant les ressortissantes d’un seul pays, je suis plus apte à déceler les liens entre la précarisation des travailleuses sur le marché du travail de ce pays et leur entrée dans la prostitution. La grande majorité des données sur lesquelles se fonde mon travail ont été récoltées par le biais d'entretiens approfondis auprès de travailleuses du sexe brésiliennes. Ce me permettra de mieux comprendre la perception que ces femmes ont d’elles-mêmes, de l’activité qu’elles exercent et de leur projet personnel. Cette étude comporte cinq parties. La première présente les outils qui, selon moi, permettent d’expliquer l’articulation entre migration et prostitution. Seront également exposées mes questions de recherche ainsi que mon enquête de terrain. La deuxième partie traite des conditions sociales des femmes au Brésil. Il s’agit d’une tentative de compréhension des facteurs ayant conduit les femmes à migrer et à exercer la prostitution. Ainsi, une place importante sera donnée à l’analyse du marché du travail brésilien et au parcours professionnel des interviewées. J'aborderai dans cette partie le statut social particulier des femmes au Brésil, de plus en plus pourvoyeuses principales des ménages, mais sujettes à une grande précarité. Dans cette partie, il sera aussi question de la migration ou plutôt des migrations, car une même personne peut avoir vécu plusieurs déplacements d’importance variable avant d’entamer le grand voyage vers l’Europe. Cette migration par paliers s’explique par la recherche d’un emploi ou de conditions d’existence plus satisfaisantes. Nous verrons ainsi que pour pouvoir venir en Europe, les femmes doivent accumuler un certain nombre de ressources : financières, intellectuelles, relationnelles et associatives. Par exemple, le fait de connaître une personne qui vit en Europe, constitue déjà une première ressource qui rend possible la migration future vers ce continent. Dans la troisième partie, j’expose le contexte de la prostitution en Suisse et plus particulièrement dans le canton de Vaud, avec un accent sur les conditions de vie et de travail des prostituées brésiliennes. Les difficultés liées à la clandestinité, à la précarité, ainsi qu'aux politiques étatiques sur la population étrangère en Suisse, seront traitées dans leur lien avec la division sexuelle, sociale et internationale du travail. En effet, il existe très peu d’opportunités de travail pour les femmes migrantes qui proviennent des pays hors de l'Union Européenne en dehors de la prostitution, et aucune d’entre elles ne permet d’obtenir le revenu que la prostitution offre. La quatrième partie examine la perception que les prostituées brésiliennes ont d’elles-mêmes, de leur activité, des personnes avec qui elles entretiennent une relation (clients, compagnons et autres prostituées), ainsi que des pays d’accueil et d’origine. La migration, ainsi que la prostitution, modifient le statut social des personnes migrantes et prostituées parce qu'elles accèdent à de nouvelles ressources financières. Par exemple, elles deviennent les pourvoyeuses principales dans leur famille restée au Brésil. 6 J’analyse également les changements dans les rapports aux proches, au travail et à la sexualité. Il faut, en effet, considérer cette dernière comme pouvant être multiple. C’est-à-dire que les prostituées peuvent très bien faire la différence entre la sexualité de travail et leur propre sexualité. Enfin, les perspectives d’avenir sont un thème important car le va-et-vient entre la prostitution et d’autres formes d’échange économico-sexuel (Tabet, 2004), comme le mariage, est fréquent dans la vie des prostituées. La question de l’avenir et de la « réinsertion » est ainsi constamment soulevée par les prostituées elles-mêmes, ainsi que par les chercheurs-euses et les travailleurs-euses sociaux-ales. Dans ce questionnement sur la « sortie » de la prostitution, il est essentiel de mettre en évidence le phénomène de stigmatisation dont souffrent les prostituées. En guise de conclusion, dans la cinquième partie, je souligne l’apport de l’étude des prostituées brésiliennes dans le canton de Vaud pour le débat féministe sur la prostitution, qui est d'intégrer la question de la précarité des femmes sur le marché du travail dans la compréhension de l'entrée dans la prostitution et de la migration en vue du travail du sexe. 7 Première Partie : définition de l’objet de recherche Problématique Remarques préliminaires Je tenterai, dans ce travail, d’éviter des questions qui ne me semblent pas nécessairement pertinentes : est-ce que la prostitution est un travail comme un autre ? Ou encore, constitue-t-elle un choix délibéré ? Premièrement parce que, si la prostitution est une activité qui permet la survie de celui/celle qui l’exerce, elle est un service en échange d’une rémunération, et peut ainsi être classifiée comme une forme de travail. Cependant elle n’est en rien « un travail comme un autre » puisque son exercice signifie entrer dans une forme de marginalité sociale. Selon Lilian Mathieu (2002 : 58), « la prostitution, si elle est une activité lucrative assurant la survie de la personne qui l’exerce, n’en est pas moins située à l’écart du monde du travail « normal » et – c’est un point central – de ses protections ». En deuxième lieu, le terme de « choix » n’est pas pertinent dans l’étude du phénomène prostitutionnel. En effet, pour les femmes en situation précaire, la palette d’alternatives est souvent très restreinte. La prostitution, comme la migration, constitue une stratégie de survie parmi d’autres et c’est comme telle que ces deux questions seront traitées dans le présent travail. Je ne m’intéresserai pas ici à savoir si elles constituent de « bonnes » ou de « mauvaises » alternatives, mais à comprendre l’articulation de ces deux phénomènes. Le débat féministe sur la prostitution La prostitution en Europe a une longue histoire de conflits avec les instances étatiques, surtout avec le corps policier. En France, l’activité est légalisée dès la Révolution Française. Cette légalisation s’accompagne d'un certain nombre de mesures empêchant le déplacement et la visibilité des prostituées, ainsi que de l'obligation de contrôles médicaux. Cette pratique politique a été appelée « réglementarisme » et a beaucoup évolué et pris des visages différents selon les pays. Elle fonctionne en général selon deux objectifs (Mathieu, 2001 : 20). Le premier est "la prévention des expressions publiques jugées les plus scandaleuses de la prostitution" (Mathieu, 2001 : 20). Il s'agit donc de rendre invisible la prostitution. Le second est celui du contrôle sanitaire. Les prostituées sont tenues de se faire enregistrer sur des listes municipales, et ensuite sont obligées de se soumettre à des examens gynécologiques qui leur donnent droit d'exercer le métier, en cas de bonne santé. Celles qui ne se soumettent pas à cette obligation sont passibles de prison. Le réglementarisme comporte alors un caractère contradictoire : d’un côté, il légalise et rend indépendantes les femmes, de l’autre, il les soumet au contrôle policier, à travers l'obligation d'être recensées, et à la visite médicale. Son inefficacité et la violence qu’il impose aux femmes contribuent à la formation d'un 8 mouvement contestataire appelé abolitionniste3. Ce mouvement est né en 1870 en Angleterre, par l'action de Josephine Butler. L'abolitionnisme français a été fondé par Marcelle Legrand Falco en 1926 (Skerret, 2004 : 71). C'est seulement après la Deuxième Guerre Mondiale que l'abolitionnisme triomphe en Europe, avec la Convention des Nations Unies pour la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui adoptée en 1949. Depuis les années 80, nous assistons à un regain d’intérêt des féministes pour la question de la prostitution. Celui-ci est lié à l’épidémie du sida et à la création des associations de santé communautaire de prévention du sida auprès des prostituées, qui ont suscité des nouveaux débats (Mathieu, 2003). Ces associations vont défendre un point de vue en décalage avec la position abolitionniste, car elles appréhendent la prostitution comme un métier. Elles condamnent la forte stigmatisation dont l’activité fait l’objet et qui est responsable de l’exclusion des prostituées. Ces débats sont renforcés par des changements importants du monde de la prostitution. Lilian Mathieu en cite quelques-uns. Tout d’abord, l’auteur nous fait remarquer qu'avant les années 80, en France, « la prostitution était un univers quasiexclusivement féminin et très majoritairement de nationalité française. (…)[Elle] était une activité de dernier recours dans un contexte de fermeture du marché du travail aux femmes peu qualifiées et d’inaccessibilité ou d’insuffisance des prestations sociales » (Mathieu, 2003 : 38). Dans ce contexte, même si ces femmes étaient particulièrement exposées aux agressions des clients et des proxénètes et soumises à la répression policière, elles vivaient dans une situation relativement plus favorable que celle d’aujourd’hui. A partir des années 80, l’activité prostitutionnelle a subi d’importantes transformations sociales et économiques. Premièrement, les conditions de travail des prostituées sont modifiées. Le proxénétisme a perdu de son emprise : les grands réseaux ont été remplacés par les initiatives de petits « entrepreneurs ». Les conséquences de ce changement ont été, d’un côté, la désertion des zones « traditionnelles » de prostitution, de l’autre, l’augmentation de la violence liée à l’intensification de la concurrence et des rivalités. Autrefois, ces rivalités étaient réglées « entre hommes ». Aujourd’hui les prostituées sont directement responsables de la régulation de leur « marché ». Une autre transformation importante est l’arrivée massive de travestis et d’homosexuels, qui deviennent plus visibles et investissent les zones de prostitution féminine. La présence de plus en plus visible des consommatrices de drogues dures, qui forment le volet le plus précaire de la prostitution, constitue un autre changement important. « Cette nouvelle population particulièrement vulnérable devant l’épidémie à VIH sera la principale cible des associations de prévention du sida créées au début des années 90 » (Mathieu, 2003 : 39). Enfin, la dernière mutation majeure est l’arrivée massive de jeunes prostituées originaires des pays de l’Est et d’Afrique. Certes, les immigrées étaient déjà présentes, mais nous assistons à l’arrivée de nouvelles nationalités et de nouvelles situations de détresse. La brutalité des proxénètes et le jeune âge de ces femmes ont provoqué un regain d’intérêt pour le thème de « la traite des blanches » Il est important de remarquer que le terme « abolitionniste » ne recouvre pas aujourd'hui le même sens qu'à son origine. Si, au départ, il désigne la liberté des prostituées par rapport au contrôle étatique, actuellement, des auteurs tels Lilian Mathieu (2001), y dénotent surtout une volonté d'abolir la prostitution, celle-ci étant conçue comme une forme d'esclavage. 3 9 (Mathieu, 2003 :40). Nous voyons ainsi que les migrations internationales contribuent à complexifier le débat. Aujourd’hui prostitution et trafic de femmes sont deux expressions liées, ainsi que migration et trafic. Mais est-ce la même chose ? Il est important de définir les termes du débat. L’expression « travail du sexe » ne fait pas l’unanimité. Parler de trafic ou parler de travail nous éclaire déjà à propos des grilles d’analyse du phénomène prostitutionnel bien différentes. Entre « esclavage » et « travail » Louise Toupin (2002) essaie de rendre compte de la scission du féminisme dans un article paru dans la revue Recherches Féministes. « Trafic des femmes » est une formulation qui signifie trafic sexuel et prostitution en même temps. Certains-es chercheurs-euses que nous pouvons appeler « abolitionnistes » considèrent la prostitution et toute migration aux fins de prostitution comme faisant partie du trafic de femmes. Cela représente une violence contre toutes les femmes, car elle participe à la construction d’un statut social subordonné de toutes les femmes. Legardinier (2000 : 61), abolitionniste, définit la prostitution comme une activité lucrative d’exploitation sexuelle d’autrui. Selon elle, les femmes sont réifiées au service de la sexualité déresponsabilisée des hommes (2000 : 161). La banalisation de la prostitution par le marché libéral revient à définir la sexualité comme une marchandise. Le droit de disposer de son corps devient le droit de le vendre. La prostitution constitue ainsi une violence tolérée, expression du droit de propriété des hommes sur les femmes. L'autre conception féministe parle du même phénomène en mettant l’accent sur la violation des droits de travail et d’existence des femmes. Selon ces chercheurseuses, l'expression « trafic de femmes » aurait plus comme effet de stigmatiser toutes les « travailleuses du sexe »4, de restreindre leur mobilité et leurs droits fondamentaux, ainsi que de rendre suspecte toute migration des femmes. « Trafic de femmes » engloberait un mode de représentation des personnes prostituées comme d’innocentes victimes, à l'intérieur duquel plusieurs femmes ne se reconnaîtraient pas. L'expression « travail du sexe » signifie que la prostitution peut être un métier à part entière, à condition d’être exercée dans des bonnes conditions et d’en finir avec la stigmatisation. Gail Pheterson (2000), dont la position sera mieux exposée dans quelques pages, nous rend attentifs-ves au contrôle social et policier, au harcèlement et aux privations économiques que les prostituées peuvent subir en cas de prohibition de la prostitution. Sur le plan international, nous trouvons, selon Toupin (2002), grosso modo, deux coalitions anti-trafic opposées. La première est la Coalition Contre le trafic des femmes (CATW - Coalition Against Traffic in Women), de tendance abolitionniste, pour qui la prostitution est en soi un esclavage et la figure emblématique de la domination des hommes sur les femmes. De l'autre côté, nous avons l'Alliance Globale contre le Trafic des femmes (GAATW – Global Alliance Against Traffic in Women) à laquelle sont affiliées certaines associations de travailleuses du sexe et qui reconnaît la « prostitution » comme une activité génératrice de revenu, un travail qualifié de « travail du sexe ». 4 Tel est le terme utilisé par ce « camp », en opposition à prostitution, qui connoterait une autonomie moindre. 10 Soulignons que ces deux positions ne sont pas exclusives, puisqu’elles revendiquent, toutes les deux, que les femmes soient protégées de toute forme de violence. Il est important d’apporter des nouvelles issues au débat. Lilian Mathieu (2002 : 55) propose de dépasser cette opposition : « Ces deux conceptions sont également insatisfaisantes pour l’intelligibilité du phénomène prostitutionnel. La première brouille la compréhension tant de l’esclavage que de la prostitution en les assimilant et pêche par son univocité, son misérabilisme et son essentialisme (…) La seconde conception, celle de la prostitution comme « travail sexuel », rappelle opportunément que la sexualité vénale est avant tout, pour celles et ceux qui l’exercent, l’activité qui leur permet de gagner leurs moyens de subsistance. Elle se révèle toutefois, elle aussi, insatisfaisante par son refus de pousser jusqu’au bout l’analogie avec le monde du travail et ainsi faire ressortir ce qui rapproche, mais également différencie, la prostitution des activités professionnelles légitimes. » Que veut dire l’auteur par « pousser jusqu’au bout l’analogie avec le monde du travail » ? Cela revient à considérer l’entrée dans la prostitution comme une alternative à la sortie de la société salariale, plus précisément comme conséquence du processus d’exclusion du marché du travail dit légitime. Mathieu nous propose une voie peu explorée par les études sur le sujet, mais fort intéressante pour sa compréhension. Sans la compréhension de la réalité des prostituées migrantes5, le débat féministe sur la prostitution ne peut que rester infructueux. C’est pourquoi, dans ce travail, je suivrai la conception de Mathieu pour rendre compte de la trajectoire personnelle et professionnelle des prostituées brésiliennes pour ensuite mettre en évidence le processus conduisant à la migration et à l'entrée dans la prostitution6. L’exclusion de la société salariale La question du travail est ainsi au cœur de mon étude. Dans le cas des immigrées brésiliennes, cette question renvoie à la précarité du marché du travail brésilien qui touche particulièrement les femmes. Précarité que Bruschini et Lombardi (2003 : 149) décrivent de la manière suivante : « Mentionnons, entre autres, le poids du travail informel, non déclaré et sans aucune protection sociale, qui constitue aujourd'hui plus de la moitié du marché du travail brésilien, où la participation féminine est considérable; et le manque de politiques sociales et d'un système de protection sociale, qui donne à la notion même de "précarité" un contenu autrement plus dramatique qu'en France ». Le marché du travail au Brésil fonctionne selon une logique de discriminations de sexe, de classe et de « race ». Malgré l'entrée rapide des femmes des milieux aisés dans la formation supérieure et dans tous les secteurs d’activité7, les femmes brésiliennes continuent à être plus touchées par la pauvreté que les hommes, à l’exemple des pays occidentaux. Si la précarité, le chômage et le manque de C’est d’ailleurs autour la question des prostituées immigrées que le débat sur la prostitution, tant dans les sphères politiques que dans les études féministes, est le plus virulent. 6 Ces deux phénomènes, prostitution et migration, s'ils sont très liés, ne peuvent cependant pas être considérés comme forcément successifs. L'un n'est pas la cause de l'autre, mais la migration peut être une modalité de la prostitution, de même que la prostitution peut être une alternative de survie suite à la migration. 7 Avec les politiques de « modernisation » du pays, initiées dans les années 50, les femmes ont pu accéder largement à des études universitaires et au marché du travail. Voir Bruschini et Lombardi (2003). 5 11 protection sociale concernent l'ensemble de la population, ces phénomènes concernent, majoritairement, les catégories les plus vulnérables de la population (cheffes de familles monoparentales, employées domestiques, etc.), catégories majoritairement composées de femmes. Les femmes sont concentrées dans le secteur tertiaire, secteur le plus touché par la précarité, à l’exception des services publics. L'aide économique à la famille La notion de projet d’avenir est importante pour la compréhension de l’articulation entre migration et prostitution, parce qu’il est au point de départ de la décision de migrer et d’entrer dans la prostitution. C’est pourquoi il convient de s’intéresser au projet migratoire des prostituées. Il s’agit de cerner quelles lacunes la migration et la prostitution sont censées remplir et à quels besoins (objectifs, subjectifs, immédiats ou à long terme) elles répondent8. Cependant, la migration féminine est aussi le fruit des rapports inégalitaires de genre dans le monde du travail. Au Brésil, la précarité du marché du travail contraint les travailleurs-euses à la mobilité géographique. L'exode rural constitue un élément important dans le processus qui a conduit à une mixité dans la composition démographique et culturelle brésilienne. Les migrations du village vers la ville, des villes du Nord vers les villes du Sud, et finalement vers les pays du Nord, sont des phases d'un même processus migratoire qui caractérise l’histoire des Brésilien-ne-s9. Les femmes, et surtout les jeunes femmes, exercent les travaux les plus précaires, informels, à temps partiel très réduit. Ce sont elles qui auront le plus tendance à migrer. Car on ne migre pas lorsque l’on a un travail stable et prometteur, la migration étant liée à des ressources économiques défaillantes. La migration féminine constitue une source de revenu important pour leur famille. Le cas des employées domestiques10 est l'exemple le plus parlant. Il s'agit d'un métier exercé par 17% des femmes actives au Brésil. C’est également un métier à 98% féminin et très précaire (une minorité de femmes seulement possèdent la Carteira de Trabalho, document qui donne accès aux droits du travail11) (Nogueira, 2003 : 111). La majorité des employées domestiques sont noires ou métisses, et ont Comme par exemple l’impossibilité de finir une formation par manque de moyens, pourvoir à l’éducation des enfants laissés au pays, payer le traitement médical à des parents malades, créer une petite entreprise qui puisse assurer un revenu régulier, ou alors, tout simplement, maintenir un niveau de vie menacé par la paupérisation de la population brésilienne. 9 L’histoire du Brésil est marquée par des épisodes successifs de diaspora : la « découverte » par les Portugais, la traite d’esclaves, la venue de réfugiés allemands et italiens lors de la 2ème guerre mondiale, l’exode rural, les missions d’expansion territoriale par le déplacement populationnel, à l’exemple de la conquête de l’Amazonie ou de la construction, en pleine savane, de la capitale Brasilia. Au Brésil, les migrations des travailleuses-eurs constituent de vraies sagas, rappelées et exaltées sans cesse par les autorités politiques, car elles seraient responsables du métissage de la population. Ce discours, caractéristique des travaux de Gilberto Freyre, anthropologue brésilien, a façonné les représentations des Brésilien-nes. Tant la figure du « migrant » que l'idée de métissage font partie de la culture nationale. Pour des informations sur les migrations des Brésiliens, voir Théry (1995). 10Ce que j’appelle employée domestique est la traduction de « empregada domestica » et désigne les femmes de ménage salariées. 11 Par exemple, le salaire minimum, les vacances payées, le 13ème salaire, la cotisation pour la caisse de retraite, etc. 8 12 migré de la campagne vers la ville, ou des banlieues pauvres vers les quartiers plus riches12. Les migrations internationales reflètent la tentative d’échapper à la précarité, c’est pourquoi il convient de parler d’une migration par paliers. De la migration de la campagne à la ville, d’un quartier à l’autre, jusqu’aux migrations internationales, nous rencontrons la même logique. Il faut trouver du travail, où que ce soit et malgré la précarité. En général, la migration impose un changement de statut professionnel qui a pour conséquence une crise identitaire puisque, en migrant, les femmes ne voient pas leurs compétences reconnues par le pays « d’accueil » (Cardu et Sanschagrin, 2002). En ce qui concerne les prostituées immigrées, cette crise est plus complexe parce que d’un côté, elles subissent la forte stigmatisation associée à la prostitution dans le sens qu’elle renvoie à une image négative de soi (Pryen, 2003), tandis que, de l’autre côté, la prostitution peut signifier une amélioration significative de la situation économique des personnes qui l’exercent et donc, un changement positif de leur statut au sein de la famille. Les prostituées immigrées sont ainsi dans un une position ambivalente, entre stigmatisation et accès aux ressources économiques. La prostitution permet de maintenir des bons rapports avec la famille en aidant ses proches, de façon parfois très importante. Mais elle s’accompagne, de l'autre côté, d’une culpabilisation, en raison du stigmate qui pèse sur l’activité. Ainsi, la prostitution est inavouable et les femmes qui l'exercent se trouvent, d’une certaine façon, isolées. Révéler à leur famille la source de leurs revenus est impensable, même s’il n’est pas difficile pour la famille de la supposer. Rentrer au Brésil revient à faillir à sa mission, mais « l'intégration » dans le pays d'accueil est rendue difficile par le stigmate qui poursuit les prostituées. Quelques outils théoriques Selon Paola Tabet (2004), le problème que rencontre toute analyse de la prostitution est que tout le monde a, surtout croit avoir, une définition assez claire du phénomène. Cela enferme le phénomène prostitutionnel dans une définition univoque du type LA prostitution, c’est cela. Tabet nous fait part des continuums dans ce qu’elle appelle l’échange économico-sexuel, la prostitution n’étant qu’une forme d’échange parmi d’autres. Elle fait l’état d’études anthropologiques sur la prestation d’un service sexuel de la part des femmes contre une forme de compensation, dans divers contextes. Ce qui peut être considéré comme prostitution dans un contexte précis ne l’est pas dans d’autres, car chaque ensemble culturel définit différemment la légitimité d'un échange. L’auteure met l’accent sur le caractère temporel et spatial de l’échange. C’est-à-dire qu’il y a des continuums entre la prostitution et d'autres phases de la vie d’une femme, comme le mariage ou le deuil. « Dans le continuum, on devra analyser aussi bien les passages possibles entre les différentes formes de relations, que les constantes qui, dans une société donnée, acheminent, poussent ou forcent les femmes à une sexualité de service en général, comme c’est le cas dans les rapports matrimoniaux, ou au strict service ou 12Cette migration à l’intérieur même des villes constitue aussi une migration importante, vu les grandes inégalités sociales entre les quartiers des villes. 13 travail sexuel rétribué comme c’est le cas dans tant de rapports dits de « prostitution » (Tabet, 2004 : 51). Ce mouvement de va-et-vient entre prostitution et autres formes d’échanges économico-sexuels est important dans l’analyse de la prostitution parmi les femmes migrantes. La définition de ce qu’est la prostitution est un enjeu important. Selon Gail Pheterson (2001), ce qui définit l’illégitimité sociale d’une certaine pratique sexuelle est la demande explicite d’une compensation en espèce, qui pose ainsi les femmes dans un statut de sujet dans l’échange. Selon l’auteure, c’est cette position en tant que sujet, et non comme objet de l’échange, qui conditionne l’utilisation sociale du label « prostituée». Pheterson parle à propos de cette question de stigmate de la putain. Selon elle, « la prostitution étant une institution qui sert à la régulation des rapports sociaux de sexe, tout comportement transgressif de la part des femmes dans un contexte donné peut activer le stigmate de « prostituée » ou de « putain » et le système punitif qui en découle »(2001 : 41). Dès qu’une femme n’agit pas selon les normes sociales, elle est passible de cette « accusation ultime ». Le stigmate de la putain doit être envisagé dans deux mouvements : en premier lieu, il sert de moyen de contrôle social de toutes les femmes, et deuxièmement, il contribue à la marginalisation des prostituées. Il est important, dans la compréhension de la prostitution, d’interroger cette représentation sociale. Dans le présent travail, j’emprunte à Gail Pheterson les idées de « prostitution » comme contexte social et de la « prostituée » comme statut social (2001 : 13). Dans cette conception, la prostitution n’est pas une pratique précisément définie et surtout, n’a pas un caractère définitif, mais elle devient une alternative face à la précarisation. J’expose ici les positions de certain-es auteur-es que je considère comme apportant un éclairage à propos de l’étude de la prostitution. Ceci ne constitue pas un résumé de leurs positions sur le sujet, mais un assemblage des réflexions les plus intéressantes. L’échange économico-sexuel : Paola Tabet Paola Tabet propose une analyse anthropologique de la sexualité. Elle part de la notion de don telle que développée par Claude Lévi-Strauss, Bronislaw Malinowski et Marcel Mauss, appliquée aux échanges de femmes entre clans. Le domaine de travail de Paola Tabet est les relations sexuelles entre femmes et hommes. Toute relation sexuelle, selon l’auteure, implique une transaction économique. Cette transaction a un sens précis. « De la part des femmes, il y a fourniture d’un service ou d’une prestation, variable en nature et en durée, mais comprenant l’usage sexuel ou se référant à la sexualité ; de la part des hommes, il y a remise d’une compensation ou rétribution d’importance et de nature variables, mais de toute façon liée à la possibilité d’usage sexuel de la femme, à son accessibilité sexuelle ». (Tabet, 2004 : 8). L'auteure adopte ainsi l’expression échange économico-sexuel. La division sexuelle et internationale du travail est au cœur de la question. Selon Tabet : « la différence d’accès à la propriété en faveur des hommes, et ce au-delà des différences de classe, ainsi que (là où existe le travail salarié, dans les sociétés industrialisées ou en voie de développement) les salaires inégaux et l’inégal accès au travail, en particulier à des emplois plus qualifiés et mieux rémunérés, constituent autant d’éléments matériels bien connus qui continuent à 14 forger la dépendance des femmes aux hommes, y compris sur le plan individuel, et, partant, à instituer l’échange économico-sexuel comme forme générale de rapport entre les sexes ». Le domaine de travail de Paola Tabet est plus large que la prostitution. Celle-ci n’est ainsi qu’une expression des échanges économico-sexuels. L’auteure inscrit la prostitution dans un continuum d’échanges économico-sexuels, c’est-à-dire qu’elle introduit un aspect temporel qui différencie, dans les diverses sociétés étudiées, le mariage de la prostitution, l’échange licite de l’illicite. Il existe une grande variété de types de relation, de dénominations et de définitions différentes. Le continuum renvoie à un éventail de relations économico-sexuelles qui inclut les formes de relation matrimoniales jusqu’aux relations « prostitutionnelles », ces dernières constituant les deux cas extrêmes de relation. Il est important de savoir ce qui sépare ces extrêmes, l’un étant légitimé par la société patriarcale et l’autre demeurant illégitime. Quand il y a échange économique entre deux partenaires, ceux-ci le font en tant que sujets. Dans les diverses formes de mariage étudiées par l’auteure, les partenaires de l’échange sont les hommes : le père ou frère aîné et le futur mari le plus souvent. Les femmes, parce que leur sexualité leur est aliénée, sont l’objet de l’échange. Celui-ci est une transaction entre sujets contractants légitimes dans la société patriarcale. Ce qui se passe dans la prostitution, c’est que les femmes se posent comme partenaires de l’échange et donc comme sujets, en affirmant ainsi la possession de leur sexualité. Cependant, les définitions de la prostitution sont variables. Tabet fait état de nombreuses situations qui peuvent être qualifiées de prostitution dans une société et pas dans une autre. La rétribution monétaire contre un service sexuel ne suffit pas à définir la prostitution et, dans maintes situations, cette rétribution est secondaire. Le trait commun de tout ce que des sociétés différentes appellent la prostitution réside dans le fait que cet échange se déroule à l’extérieur des structures d’échange des femmes. « Je pense à une logique et une cohérence sous-jacentes à cette diversité et à cette incohérence apparentes. Ce qui me semble relier des situations si différentes et rendre compte de leur désignation par les mêmes termes (c’est-à-dire rendre compte de leur constitution en catégorie), ce n’est ni la rémunération donnée à la femme (ou à son maître) pour le service sexuel, si répandue soit-elle, ni la promiscuité, mais bien plutôt l’usage de la sexualité des femmes hors et à l’encontre des structures de l’échange des femmes » (Tabet, 2004 : 31). Il y a deux usages de la sexualité des femmes condamnés : l’un, quand les femmes se posent en partenaire de l’échange et comme sujet, l’autre est l’esclavage des femmes. Dans les deux cas, le problème ne se situe pas dans la rétribution monétaire d’un service prêté, mais bien la soustraction de la femme du système d’échange. A partir de là, Tabet inscrit l’échange économico-sexuel dans un rapport politique : « les différentes définitions de la prostitution constituent un discours sur l’usage légitime et l’usage illégitime qui peut être fait du corps des femmes. Les définitions de putain-prostituée ont en fait une fonction normative13. Nous avons affaire à des définitions politiques, concernant une aire des rapports entre les sexes : la gestion de la sexualité et, liées à celle-ci, les conditions sociales de la reproduction et de l’accès aux ressources » (2004 : 33). Les critères de définition servent à la stigmatisation et à la mise à l’écart de certaines femmes et de certains comportements. 13 Gail Pheterson (2001) développe cette fonction normative avec la notion de stigmate de putain. 15 L’échange économique règle les relations sexuelles dans toutes les sociétés. Cependant, l’explicite de l’échange n’est admis que dans la prostitution. Pour toutes les autres formes de relation, d’autres termes sont utilisés. On parle de « trouver un bon parti » ou « faire un bon mariage ». Les prostituées sont les seules pour qui on utilise des termes économiques, elles « vendent leur corps ». Ce vocabulaire est utilisé comme marque d’infamie, qui contribue à la stigmatisation des prostituées. Paola Tabet considère que l’intégration des femmes dans le système d’échange constitue l’aliénation de leur sexualité (2004 : 42). En outre, en tant qu’objet dans le système d’échange, les femmes ne peuvent pas jouir des richesses produites. Stigmate : Gail Pheterson et Stéphanie Pryen « La prostituée est le prototype de la femme stigmatisée » (Pheterson 2001 : 95). « La prostitution est un métier pour les personnes qui l’exercent. Mais un métier stigmatisé » (Pryen, 1999 :18). Le deuxième concept/outil que j’aimerais développer ici est celui du stigmate. Ce concept est important pour comprendre la réalité sociale des prostituées. Le stigmate hante les travailleuses du sexe qui sont marginalisées. Vivant dans le secret de leur activité réelle, elles sont isolées tant de leur famille, de la société, que des institutions étatiques ou sociales. - Le stigmate de putain : Selon Gail Pheterson, le « stigmate de putain » constitue un instrument sexiste de contrôle social des femmes. S’appuyant sur les concepts de Paola Tabet d’échange économico-sexuel et de continuum dans cet échange, elle développe la notion de contrôle social des femmes. Parce que l’échange économico-sexuel caractérise diverses formes de relations sociales entre hommes et femmes, et parce qu’il fonctionne selon des règles strictes, toutes les femmes peuvent être accusées de transgression et être ainsi la cible du stigmate. Pheterson soutient que la tradition et la loi sont basées sur des rapports sociaux asymétriques : « Quatre institutions clés réglementent les relations entre hommes et femmes : l’hétérosexualité obligatoire, le mariage, la reproduction et la prostitution. Chacune de ces institutions est asymétrique, en ce que : (1) la classe hommes a d’avantage d’autorité, d’autonomie, de droits, d’accès aux ressources, d’argent et de statut que la classe femmes ; (2) les femmes doivent fournir des services aux hommes ; (3) la violence (ou la menace de violence) de la part des hommes sert à intimider, contrôler et s’approprier les femmes. Bien que ce schéma de l’asymétrie de genre soit commun aux quatre institutions, la prostitution est illégitime, tandis que l’hétérosexualité, le mariage et la reproduction sont les critères fondamentaux de leur légitimité » (Pheterson, 2001 :20). L’auteure soutient que les concepts de « prostitution » et de « prostituée » sont des instruments sexistes de contrôle social des femmes. Sous cette forme, ils sont inscrits dans les lois, dans les recherches scientifiques, dans les préjugés et dans les rapports sociaux de sexe. Lorsqu’une femme est en situation de transgression des normes sociales, elle est socialement considérée comme déchue. Elle est ainsi séparée du groupe des « femmes vertueuses » par le stigmate de putain. C’est dans cette séparation entre « femmes vertueuses » et « putains » que réside la fonction 16 politique la plus insidieuse de ce stigmate, car il rend une série de libertés socialement illégitimes pour les femmes. Etre une femme « vertueuse » revient, selon l’auteure, à délaisser certaines libertés, comme les libertés sexuelles, de déplacement, d’opinion, etc. Ainsi même si ce stigmate vise directement les prostituées, il contrôle implicitement toutes les femmes. Certaines prostituées luttent contre ce qualificatif de « putain », mais se dissocier de ce label revient à renoncer à un certain nombre de libertés réservées au groupe des hommes. - Stigmate et métier : Stéphanie Pryen cherche, à travers une longue enquête de terrain, à restituer le vécu des prostituées en s'éloignant du sens véhiculé par la littérature. La plupart des recherches enferment les prostituées dans la figure de la victime passive, à force de mettre l'accent sur leur exclusion. Deuxièmement, elles ne prennent pas en compte la diversité de pratiques et situations qui sous-tendent la prostitution (prostitution masculine, travestis, homosexualité, prostitution des enfants, etc.). En troisième lieu, ces discours se limitent le plus souvent à l'analyse d'une pratique, sans prendre en compte le vécu des personnes qui l'exercent (Pryen, 1999 : 12-13). Les prostituées sont réduites à la prostitution. Or, selon Pryen, « les personnes prostituées sont des sujets sociaux, qui participent, d'une part, d'un monde social spécifique, celui de la prostitution et, d'autre part, s'investissent dans d'autres mondes sociaux communs avec d'autres sujets » (1999:14). Leur vécu dépasse ainsi la pratique prostitutionnelle, mais est, en même temps, profondément touché par le stigmate, qui « disqualifie et empêche d'être pleinement accepté par la société » (1999 : 16). Le travail de Pryen se situe à cheval entre deux domaines : celui de la sociologie de la déviance et celui de la sociologie des professions - stigmate et métier. Pryen met en évidence l’ambiguïté de la prostitution. La prostitution a, selon elle, les caractéristiques qui permettent de la qualifier d’un métier : elle consiste dans un ensemble de tâches codées socialement et rémunérées, elle fait l’objet d’un apprentissage (même si celui-ci n’est pas délivré par des institutions officielles). La prostitution est à la fois une transgression tolérée mais stigmatisée, et un métier, au sens donné par Everett Hugues : « un groupe de gens [qui] s’est fait reconnaître la licence exclusive d’exercer certaines activités en échange d’argent, de biens ou de services »14. L'auteure perçoit la prostitution comme un échange de services, toléré, mais stigmatisé, qu'elle qualifie d'hypocrisie sociale (Pryen, 1999 : 21). La prostitution serait un « sale boulot », délégué au groupe des femmes, lié à la nécessité socialement construite de pallier aux difficultés dans les relations hommes-femmes. Pryen essaye ainsi de mettre en évidence le point de vue des prostituées par rapport à la place sociale qu’elles occupent et le sens qu’elles donnent à l’activité prostitutionnelle (1999 : 153). L’enquête de Pryen se limite à la prostitution de rue. Le trottoir occupe une place importante dans les représentations sociales de la prostitution et dans la conception du stigmate. Les femmes qui arpentent les trottoirs de la ville occupent l’espace – la rue – et le temps – la nuit – habituellement interdits aux femmes. La prostitution E. Hughes, Le regard sociologique. Essais choisis. Paris, Editions de l’EHESS, 1996, p. 99. Cité par Pryen (1999 : 18). 14 17 de rue crée ainsi des tensions dans le milieu urbain, à propos desquelles les autorités publiques doivent se prononcer. Généralement, ces dernières choisissent d’envisager la prostitution comme une inadaptation sociale et la prostituée comme une victime (1999 : 35). La parole publique des prostituées est ainsi invalidée et la prostitution ramenée à l’idée d’esclavage (1999 : 59). La démarche de Pryen s’appuie sur l’écoute des récits des personnes prostituées et permet la reconnaissance de leur parole. L’originalité du travail de Pryen réside dans l’importance donnée à l’apprentissage du métier (1999 : 106). Car la prostitution est un métier qui s’apprend. Si cela est un constat que je partage avec l’auteure, mon travail de terrain me fait relativiser ses conclusions quant à la manière d’acquérir ces savoirs. Pryen défend que ces savoirs sont acquis de manière individuelle, par le vécu des personnes prostituées, ce qu’elle appelle une « conscience pratique » (1999 :105). Ce sont des savoirs de l’expérience, acquis de manière pragmatique dans l’espace de concurrence qui est la rue. Contrairement à cette idée, je défends qu’il existe bel et bien une forme de transmission de savoirs entre individus qui se fait par voie orale, des personnes plus expérimentées vers les nouvelles venues. Cette transmission s’exprime sous la forme de l’entraide entre femmes compatriotes15. Je m’attarderai sur cette question dans l’analyse des entretiens. Une désaffiliation genrée : Lilian Mathieu. L’approche choisie pour ce travail s’inspire largement de l'article de Lilian Mathieu, « La prostitution, zone de vulnérabilité sociale » (2002). Certains points de départ du présent travail s’appuient sur cet article. L'auteur analyse la prostitution dans son rapport au marché du travail. Pour cela, il emprunte la notion de désaffiliation forgée par Robert Castel (1995), définie comme « le processus conduisant de la pleine intégration à l'inexistence sociale » (Mathieu, 2002 : 56). Castel retrace la genèse de la société salariale en interrogeant les conditions d’apparition de la précarisation du salariat moderne. Il signale que la situation actuelle est marquée par l’ébranlement de la condition salariale : « le chômage massif et la précarisation des situations de travail, l’inadéquation des systèmes classiques de protection à couvrir ces états, la multiplication d’individus qui occupent dans la société une position de surnuméraires, « inemployables », inemployés ou employés d’une manière précaire, intermittente. » (Castel, 1995 :13). La cohésion sociale est ainsi menacée par le fait que certains individus ne sont plus à l’abri des aléas de l’existence, que la peur du lendemain, étant donnée la précarisation des places de travail sur le marché, se généralise. La désaffiliation est le processus de sortie des zones de cohésion (pleine intégration économique et sociale). L’auteur désigne la vulnérabilité sociale comme une zone intermédiaire caractérisée par la précarité du travail et la fragilité des supports de proximité (Castel, 1995 : 17). Il emploie la notion de désaffiliation en opposition à celle d’exclusion sociale, qui est statique. Cette dernière renvoie à des états de privation et ne permet pas de déceler les processus qui sont à l’origine de ces 15 Comme ils n’intègrent pas mon échantillon de travail, je ne peux pas affirmer que la même chose se passe avec les hommes et les travestis. Je n’ai pas eu connaissance d’une solidarité entre femmes et hommes dans la prostitution, mais ce point mérite d'être examiné. 18 privations, tandis que la désaffiliation est une notion dynamique, elle renvoie au parcours vers l’inexistence sociale. Le titre de l’article de Lilian Mathieu (La prostitution, zone de vulnérabilité sociale) doit être compris dans cette optique car l’entrée dans la prostitution s’inscrit pour lui dans le processus de désaffiliation. La différence entre la prostitution et des formes de privation, telle la toxicomanie, est que la première ne constitue pas en soi un désengagement social. Si elle est certes perçue comme une forme de déviance, elle est une activité lucrative grâce à laquelle il est possible de subvenir à ses besoins de manière autonome. Cela permet d’envisager les femmes et les hommes qui exercent la prostitution comme des travailleurs-euses qui n'ont pas trouvé, sur le marché du travail dit normal, des conditions de travail et des rétributions satisfaisantes. Si la prostitution peut, selon Mathieu, être étudiée dans son rapport au marché du travail, elle ne constitue pas pour autant un « travail comme un autre », étant donné la grande stigmatisation que subissent celles et ceux qui l’exercent ainsi que les conditions de travail dans l’activité prostitutionnelle. De la même façon, parler en termes de choix devient inadéquat, puisque l’entrée dans la prostitution n’est pas une décision pleinement libre, mais le résultat d’une forme de contrainte, celle de la désaffiliation. Si elle est une source de revenu assurant la survie de celles et ceux qui l’exercent, la prostitution se situe, selon Mathieu, à l’écart du monde du travail légitime (2002 : 58). La prostitution est une source de revenu inavouable, et ne permet pas de bénéficier des protections liées au travail déclaré : les prostituées sont toujours menacées par le danger de maladie grave en l’absence de couverture sociale et par la perspective de vieillissement sans avoir jamais cotisé à une caisse de retraite. La prostitution s’inscrit ainsi dans une zone de vulnérabilité sociale. Parce que le marché du travail se caractérise par des discriminations de genre, favorisant ainsi l’accumulation des richesses dans les mains masculines, il est important d’aborder l’étude du phénomène prostitutionnel en termes de rapports sociaux de sexe. L’article de Mathieu permet d'intégrer des réflexions en termes de genre dans l'exclusion de certains groupes de l’emploi salarié réglementé. « Ainsi, considérer la prostitution comme relevant d'une exclusion de la société salariale permet de souligner que cette activité est majoritairement exercée par des femmes, c'est-à-dire non seulement la catégorie que le système de genre désigne pour la prostitution, mais aussi l'une des plus précaires sur le marché du travail » (Mathieu, 2002 : 56). La prostitution peut donc être considérée comme un fruit du système inégalitaire de genre. Elle n’est pas une forme d’esclavage des femmes, mais une conséquence de leur précarité sur le marché du travail. L’entrée dans la prostitution relève de deux logiques : celle de la contrainte directe et celle de la frustration sociale. Les contraintes directes sont d’ordre économique : la fermeture du marché de l’emploi contribue à la décision de se prostituer. Parler de contrainte directe ne signifie pas nier toute capacité d’autonomie aux personnes prostituées. La prostitution n’est pas leur seul recours dans le processus de désaffiliation (le vol ou la mendicité sont d’autres exemples). Cependant, la prostitution est une alternative socialement déterminée, car la population socialement assignée à la prostitution est le groupe des femmes, qui privilégieront donc cette alternative. L’étude de la prostitution fait ainsi ressortir le caractère genré de la désaffiliation. 19 La deuxième logique, celle de la frustration sociale, revient à considérer la prostitution comme un moyen d’atteindre ou de maintenir un niveau de vie menacé. La prostitution peut ainsi être une issue pour les personnes dont la survie immédiate n’est pas menacée, mais qui considèrent les conditions de travail et les revenus provenant du marché de l’emploi légitime comme insatisfaisants pour maintenir le niveau de vie désiré. La prostitution des femmes migrantes est sous-tendue par ces deux logiques de contrainte et de frustration (Mathieu, 2002 : 63). Les immigrées qui se prostituent dans les pays européens viennent de pays où un système de protection sociale efficace manque et où les possibilités d’emploi sont réduites, surtout pour les femmes. Tel est le cas du Brésil. La fermeture aux fractions le plus dominées du marché du travail réglementé est ainsi la clé de compréhension de l’articulation entre prostitution et migration. Dans la deuxième partie de mon travail, je m’intéresserai au marché du travail brésilien ainsi qu’aux formes d’exclusion des femmes de la société salariale, afin de déceler les logiques sociales qui peuvent conduire des femmes brésiliennes des classes inférieures à la migration et à l'entrée dans la prostitution. C'est cet aspect dynamique, et non pas statique, proposé par Lilian Mathieu, qui rend intelligible l'articulation entre migration et prostitution. En effet, selon Castel, la notion de désaffiliation rend compte d'une vulnérabilité croissante. Il s'agit d’un processus de précarisation du salariat qui amène une grande incertitude du lendemain. Je tenterai de montrer que l'émigration des femmes brésiliennes vers le marché du sexe européen découle de cette incertitude. Méthode et enquête de terrain L’objectif de ce travail est de mettre en évidence la migration des femmes brésiliennes vers la Suisse et vers la prostitution, mais aussi les retours et les va-etvient entre le Brésil et la Suisse, entre la prostitution et d’autres activités rémunérées. Je donne une grande importance à la parole des prostituées, dans le but de faire ressortir la perception qu’elles ont d’elles-mêmes, de l’activité prostitutionnelle et de leurs rapports aux pays d’accueil et d’origine. La méthode qualitative est celle qui convient le mieux à mon objectif, puisque des entretiens approfondis sont nécessaires afin de rendre compte du parcours des femmes interviewées. Dans ma démarche, je m’inspire partiellement des enseignements de la sociologie compréhensive. La chercheuse s’engage pleinement dans les entretiens pour susciter, chez les interlocutrices, des réponses aussi engagées, complètes et spontanées que possible. Il s’agit d’une méthode d’entretien qui s'inspire de l’anthropologie, tout en essayant de comprendre la manière dont la personne pense et agit16. Le but est de développer une explication sociologique et de mettre en évidence les processus sociaux qui sous-tendent la prostitution. L’intérêt de cette méthode est qu’elle permet de recueillir des récits de vie qui constituent un matériel très riche. Cela tient en partie à la place de l’enquêtrice. Ma posture devant les personnes interviewées est en même temps de complicité et de 16 Je n'utiliserai pas, de la méthode compréhensive, le caractère antérieur du terrain sur les hypothèses. 20 distanciation. Le milieu de la prostitution est très difficile à aborder. Les personnes ne parlent pas facilement de leur vécu. J’ai dû trouver la meilleure manière de les aborder. Pour cela, il a fallu trouver le point commun entre enquêtrice et enquêtées. J’ai essayé d’envisager mes interlocutrices comme n’étant pas « que des prostituées », mais avant tout comme de jeunes migrantes. Pour accéder à mes informatrices, j'ai mis en avant le fait d'avoir une expérience migratoire semblable, puisque je suis aussi une migrante de nationalité brésilienne. Je suis consciente que la particularité de ma relation avec mes interlocutrices fait, d’un côté, les limites de mon travail. Celles-ci sont celles de toute démarche par entretien, c’est-à-dire qu’il est impossible pour l’enquêteur-trice de définir des modalités d'entretien qui varient selon l'interlocutrice. Mais cette relation en fait aussi, de l’autre côté, la richesse. Dans un milieu aussi stigmatisé, l’échange se fait grâce à un contrat de confiance, contrat qui est facilité par la langue, la nationalité et le vécu migratoire commun. Présentation du terrain et de la population étudiée L'enquête de terrain repose sur deux démarches17. La première concerne l'observation du milieu. Cette observation a été rendue possible grâce à mon travail auprès de l'association Fleur de Pavé de Lausanne. Cette association de santé communautaire et de défense des droits des prostituées propose deux programmes de prévention auprès des travailleuses du sexe auxquels j'ai pu participer. Le premier consiste en la présence d'un bus de prévention dans la rue pendant trois nuits par semaine. Les travailleuses peuvent y faire une halte, s'y réchauffer, prendre une boisson chaude et recevoir des conseils de santé et du matériel stérilisé. Le bus est une structure importante car il fait le lien entre les personnes prostituées et les structures médico-sociales. Les Brésiliennes sont nettement majoritaires à fréquenter le bus. Le deuxième programme, appelé Femmes aux pieds nus, consiste dans la visite des « salons de massage » en vue d'une prévention active sur le lieu de travail. Dans les deux programmes, deux intervenantes, dont moi, sont présentes pour faire passer le message de prévention et conseiller les femmes en cas de problèmes, qu’ils soient sanitaires ou autres. Les associations de santé communautaire comme Fleur de Pavé ont une importance capitale car elles intègrent dans leur travail les prostituées elles-mêmes. Le savoir de « la rue » n’est plus stigmatisé mais au contraire valorisé, car on y respecte le principe de la parité, c’est-à-dire le fait d’être composé à la fois de prostituées ou ex-prostituées promues agents de santé et de professionnelles ou de bénévoles de la santé ou du travail social. Une action de prévention dénuée de jugement moral est ainsi possible. Le but n’étant pas la « réinsertion » de la personne dans le marché du travail « normal », le contact avec les prostituées se fait de façon plus spontanée. Ces associations sont nécessaires pour rendre le travail de la prostitution moins pénible et moins dangereux pour les personnes qui l’exercent. Elles restent cependant limitées à la prévention et à l’aide occasionnelle. Mon expérience auprès de Fleur de Pavé m'a permis d’acquérir une bonne connaissance des pratiques et des modalités de la prostitution. Elle a aussi favorisé des contacts et facilité l'acquisition de compétences relationnelles, ce qui m’a aidé à 17 Voir chronologie de l’enquête dans l’annexe 1. 21 établir un contact avec les travailleuses. Celui-ci n’est pas évident. Une des raisons est que, opprimées par le stigmate qui pèse sur la profession, elles ne sont pas très enclines à parler d'elles-mêmes à quelqu'un de l'extérieur. Dans le cadre de mes observations sur le terrain et des conversations informelles que j’ai eues, j'ai pu déceler un certain nombre de thèmes tabous et de mots qui gênent. J'ai remarqué que si le premier contact est difficile, une fois la confiance acquise, elles peuvent raconter d'elles-mêmes leurs expériences les plus marquantes. Mes observations ont été soigneusement retranscrites dans un journal de terrain qui m’a aussi servit de complément aux entretiens. Avant mon travail auprès de Fleur de Pavé et de la prise de contact pour les entretiens, j’ai effectué un travail d’échange avec plusieurs professionnels qui travaillent sur la question de la prostitution à Lausanne : un journaliste du journal 24 heures, un agent de la police cantonale, les assistantes sociales de Fleur de Pavé, des membres d’associations féministes et d’associations de prostituées brésiliennes. J’ai également entrepris deux entretiens exploratoires avec des femmes fréquentant le bus de Fleur de Pavé, lors d’une permanence-essai avant que je devienne une intervenante du bus. L'autre élément qui compose mon enquête de terrain concerne les entretiens proprement dits18. Ceux-ci ont nécessité des démarches passablement laborieuses. En effet, trouver les personnes acceptant de parler de leur activité a été une entreprise particulièrement difficile. J’ai commencé par demander aux prostituées qui fréquentent le bus de Fleur de Pavé de m’accorder un entretien. Si de nombreuses femmes ont répondu positivement, elles ont aussi posé des barrières. J'ai eu droit à plusieurs rendez-vous manqués. J’ai alors essayé d'envisager les prostituées Brésiliennes au-delà de leur activité professionnelle. Elles ont une vie à côté de la prostitution et l'endroit parfait pour les rencontrer s'est avéré bien éloigné des rues de la zone de la prostitution, mais dans les points de rencontre de la communauté brésilienne. Afin d’entrer en contact avec des prostituées brésiliennes, j'ai eu l'idée de demander discrètement à la propriétaire d’un salon de coiffure brésilien connu pour être fréquenté par des travailleuses du sexe, si elle pouvait me présenter des clientes qui exercent la prostitution. Elle m’a présenté Kelly19, une ancienne prostituée reconvertie dans les soins esthétiques, une des personnes grâce à qui l'accès à d'autres travailleuses du sexe a été possible. Kelly m'a accordé un entretien et m'a présenté aussi plusieurs clientes et amies qui ont été ou sont toujours des prostituées. Elle a également mis à ma disposition son cabinet pour les entretiens. Le salon m'a paru un lieu idéal de rencontre, mais aussi de déroulement des entretiens, car il assure en même temps une certaine neutralité et intimité. La deuxième personne qui a rendu les entretiens possibles est Lucimar, ancienne prostituée et actuellement intervenante de Fleur de Pavé. De par son travail dans l'association, elle bénéficie de l'estime d'autres professionnelles et d'un carnet d'adresses bien rempli. Elle m’a organisé des rendez-vous avec des prostituées. Ces entretiens se sont déroulés en majorité dans les salons de massage, lieu de travail des prostituées en question. Ce qui m'a également permis d'observer le fonctionnement de ces établissements : les prix pratiqués, les rapports entre les 18 Voir 19 le tableau sur les interviewées dans l’annexe 2 et la grille d’entretien dans l’annexe 5. Tous les prénoms sont fictifs. 22 collègues, la division interne du travail (répondre au téléphone, les travaux ménagers, la comptabilité) et enfin, la séparation du lieu de travail du lieu de vie. De manière générale, les entretiens se sont très bien déroulés. Les conditions de l’entretien ont été très différentes selon chaque cas. En effet, il est très difficile pour l’enquêtrice de définir à l'avance les modalités d'entretien en raison des aléas de l’activité prostitutionnelle : des horaires tardifs, des entretiens coupés par l’intervention d’une personne tierce (clients, maris ou collègues), la contrainte du secret, etc. Dans certains cas, nous étions seules face à face, dans d’autres l’enquêtée a souhaité la présence d'une personne proche. Je me suis donc adaptée à ces contraintes, mais tous ces éléments doivent être pris en compte. Dans les portraits des femmes interviewées qui suivent, les divers aléas des entretiens sont exposés. Je n’ai pas pu éviter quelques malentendus lors des entretiens. C’est surtout le cas dans l’entretien avec Taty (lire encadré). Les premiers entretiens que j’ai effectués ont été fait auprès de trois anciennes prostituées qui comptaient au moins cinq ans d’expérience dans l’activité. Leur récit est riche en anecdotes. Elles parlent plutôt en termes de « nous les putes » ou « les filles du métier ». Il y a une certaine identification, même si parfois elle est seulement infime, à un groupe et à une activité. Taty (et en général les « nouvelles » dans la prostitution), au contraire, parle peu et tient un discours de distanciation face à l’activité prostitutionnelle et aux autres travailleuses du sexe. Durant les deux heures d’entretien, je me suis heurtée à sa résistance. La transcription et lecture de l’entretien m’a permis de comprendre ce malentendu et d’effectuer une première distinction primordiale dans l’analyse des récits de vie : l’ancienneté dans le métier, mais aussi l’ancienneté du séjour en Suisse. J’ai appelé « les anciennes » les enquêtées qui sont en Suisse et travaillent depuis plus de deux ans (Kelly, Luna, Madalena et Rita), et par conséquent « les nouvelles » celles qui sont en Suisse depuis peu de temps et qui font encore des voyages réguliers au Brésil (Mariana, Taty et Maiara)20. Voici, dans l’ordre chronologique des entretiens, les portraits des sept interviewées : Kelly Kelly est la seule parmi les enquêtées à avoir travaillé dans la prostitution au Brésil. Elle est la plus expérimentée de toutes les femmes interviewées, de par son ancienneté dans le métier et son séjour en Suisse, mais aussi par la grande palette de modalités de la prostitution qu'elle a connu. Issue d'une famille modeste, elle est entrée dans l’activité prostitutionnelle à l’âge de 18 ans au Brésil. Sa mère, qui était veuve, travaillait comme femme de ménage. A 16 ans, Kelly quitte la maison et déménage de la banlieue au centre de Sao Paulo, où elle travaille d’abord comme vendeuse de textiles et ensuite comme réceptionniste. Les premières années en Suisse sont souvent marquées par des allers-retours entre la Suisse et le Brésil. Avec le temps, certaines femmes se marient et décident de s’établir en Suisse. Les retours au pays deviennent moins fréquents. 20 23 Une copine l’invite alors à travailler comme danseuse dans un club nocturne d’une ville voisine, où elle gagne presque deux fois plus que dans son ancien travail. Rapidement elle passe de la danse à la prostitution. A partir de ce moment là, elle consomme des drogues dures. Dans les années suivantes, Kelly fait le va-et-vient entre la prostitution et divers emplois, notamment comme réceptionniste. Pendant un certain temps, en dehors de la prostitution, elle se fait entretenir par un homme plus âgé qui, selon elle, achète sa soumission avec de l'argent et du « luxe ». Elle a ensuite une deuxième relation avec un trafiquant de drogues, avec qui elle aura une fille. Lors de sa grossesse elle arrête la consommation de drogues, décide de retourner chez sa mère et commence à travailler dans une caisse d'assurance maladie, mais sa condition sociale empire. Invitée par une copine, elle décide de partir travailler comme prostituée en Italie. Les conditions de prostitution en Italie étant très dures, elle vient en Suisse. En Suisse, elle travaille dans toutes les modalités possibles de la prostitution : bars, cabarets, saunas, la rue, d'abord en Suisse alémanique et ensuite dans le canton de Vaud. A Lausanne, elle rencontre un homme de nationalité suisse avec lequel elle se marie, accédant ainsi à un permis de séjour. Aujourd'hui divorcée, elle vit actuellement avec un autre homme avec qui elle a eu un enfant. Elle a quitté définitivement la prostitution et a fait venir sa fille qui habitait jusqu’alors au Brésil avec sa grand-mère. Kelly travaille actuellement dans son propre cabinet de soins esthétiques. C’est dans ce lieu que s’est déroulé notre entretien. Il a été à plusieurs reprises interrompu par les clientes et une fois par son compagnon, qui ne devait pas connaître le vrai but de ma visite. Luna Luna m’a été présentée par Kelly. L’entretien s’est déroulé dans le cabinet de celleci. Le point fort de son récit est constitué par les multiples migrations qu’elle a effectuées à la recherche de meilleures conditions de vie. Sa motivation principale a été de reprendre la garde de ses enfants, « volés » par leur père. Luna est originaire d’une ville du Sud du Brésil. Elle a eu plusieurs petits boulots avant d'entrer dans la prostitution : femme de ménage, coiffeuse, manucure, couturière. Mariée et mère de trois enfants, elle souffre des mauvais traitements de la part de son mari. Suite à son divorce, elle peine à assurer la survie de ses trois enfants puisqu'elle n’était plus capable de trouver un travail à plein temps. Elle a essayé le travail à domicile : petites réparations d’habits, blanchissage, confection d'habits pour la revente, etc. Comme cela ne suffisait pas, elle a commencé à vendre des articles de contrebande qu’elle apportait du Paraguay jusqu’au Brésil. Ses enfants passaient la frontière entre les deux pays tous les jours avec elle, ce qui n’était pas sans risques. A l'âge de 27 ans, elle part à l'invitation d'une copine au Portugal où elle travaille comme strip-teaseuse et ensuite comme prostituée. Au Portugal, elle devient dépendante face à l'alcool et a divers problèmes avec la police pour cause de bagarres de rue. Depuis elle voyage beaucoup entre le Portugal, l'Italie et la Suisse. A Lausanne elle travaille durant deux ans mais, repérée par la police suite à une 24 bagarre, elle reçoit un ordre d’expulsion. Elle repart enfin en Italie, où elle se marie et s’établit. Elle fait toujours des allers-retours Italie-Suisse, pour venir travailler à Lausanne car elle y gagne plus d’argent qu’en Italie. A présent, à 40 ans, elle vie en Italie avec son fils aîné et son mari italien. Les deux sont au courant de son activité. Madalena Madalena est une « ancienne » de 52 ans. Elle vit à Lausanne dans le même appartement qui lui sert de salon de massage. C’est là que notre entretien a lieu, en présence, selon ses souhaits, de son mari et de Lucimar. Son mari de nationalité helvétique et son fils de 10 ans habitent le même appartement. Cet arrangement ne dérange personne, selon elle, parce que les clients sont discrets, le mari est « compréhensif » et l’enfant « très mûr pour son âge ». Son récit est riche de détails et anecdotes. Madalena vient d’une grande ville du Nord-Est, région la plus pauvre du Brésil. A l’âge de 18 ans elle a arrêté ses études pour cause de grossesse et se marie avec le père de son bébé, qu’elle décrit comme un « homme parfait ». Elle trouve du travail dans le département des transports (service des automobiles) de l’Etat où elle intègre un réseau de corruption qui fournit des faux permis de conduire. Cette pratique lui apporte assez d’argent pour garantir à elle et à sa famille au Brésil un bon niveau de vie. Son divorce et la découverte par la police de ce réseau de corruption la poussent à quitter le pays. Elle vient en Suisse où une de ses copines habitait déjà. A l'âge de 27 ans, elle commence à travailler comme prostituée, toujours dans des salons de massage. Etant l'aînée d’une famille de sept enfants, un garçon et six filles, elle a fait venir chacune de ses sœurs au fur et à mesure que son revenu augmente. Quatre d’entre elles ont travaillé dans la prostitution, dont une dans son salon de massage. Elles sont aujourd’hui toutes mariées. Madalena rempli une fonction d'initiatrice pour ses sœurs et autres copines venues à son invitation en Suisse: elle paie leur voyage, les héberge et leur explique tout ce qu'il y a à savoir sur la Suisse et la prostitution. C'est ce caractère d'initiatrice qui rend son entretien fort intéressant : il permet d'analyser comment l'apprentissage de l'activité prostitutionnelle a lieu et l'importance de l'entraide entre compatriotes dans celui-ci. Aujourd'hui, tout son entourage sait ce qu'elle fait en Suisse. Selon elle, ce n'est pas un problème car tous dépendent de ce revenu et donc personne n'oserait la juger pour son activité. Mariana Mariana, 29 ans, m’a été présentée par Lucimar. L’entretien s’est déroulé chez Madalena, dans la cuisine. Les autres membres de la famille étaient dans la pièce à côté. Mariana a travaillé pendant deux ans dans l’appartement de Madalena. C’est également Madalena qui l’a fait venir en Suisse il y a environ trois ans. Elle parle peu et très doucement, comme si elle avait peur que quelqu’un l’entende dans la pièce à côté. Elle réfléchit beaucoup à ses réponses. 25 Avant de venir en Suisse, Mariana travaillait comme coiffeuse et manucure. Elle a débuté l’équivalent de l’école d’infirmier-ère au Brésil, mais n’a pas eu les ressources matérielles pour mener à terme sa formation. La famille de Mariana fait partie d'une des nouvelles églises évangéliques brésiliennes, et ses proches suivent très strictement leur religiosité. C'est la raison pour laquelle elle cache à ses proches son activité en Suisse. Tous pensent qu'elle travaille comme femme de ménage en Suisse. Elle a une fille de 10 ans qu'elle aimerait faire venir en Suisse. Elle se reproche de ne pas être encore mariée et s'attarde longuement sur les différences entre les hommes brésiliens et suisses. Son entretien fait contrepoids à celui de Madalena. Si cette dernière remplit un rôle d'initiatrice envers les « filles » qu'elle fait venir, Mariana montrera clairement tout ce qu'elle a appris avec Madalena et l'importance que cette relation a eue pour lui permettre de supporter ce qui sont pour elle les difficultés du travail prostitutionnel. Rita Rita m’a été présentée par Kelly. L’entretien a eu lieu en présence de cette dernière. Rita est une jeune femme de 25 ans, originaire d’une ville moyenne dans le Nord du Brésil. Elle a un enfant de 5 ans, qui est resté chez sa sœur. C’est une « ancienne » puisque cela fait déjà plus de quatre ans qu’elle est en Suisse. Rita a quitté l’école à 16 ans, lors de la naissance de son fils. Elle n’a jamais cohabité avec le père de celui-ci. Elle habitait alors chez sa mère. A la mort de celle-ci, elle part avec son enfant chez sa sœur, son aînée de 10 ans. Elle commence à travailler dans un magasin de location de vidéo, la nuit. Le travail est pénible, ennuyeux, et Rita se plaint des humiliations quotidiennes perpétrées par la gérante du magasin. C’est un de ses ex-petits copains qui lui propose de partir pour la Suisse. Cet homme faisait partie d’une sorte de réseau de passeurs. Son voyage a été bien organisé : billet d’avion, passeport et adresse de travail, tout lui est fourni avant le départ. Une femme brésilienne vient la chercher à l’aéroport, elle commence à travailler le jour même de son arrivée dans un bar de rencontres du Nord vaudois. Aujourd’hui elle travaille dans un sauna. Elle a une relation affective avec un ancien client qu’elle espère épouser et ainsi pouvoir faire venir son fils en Suisse. Taty Taty m’a été présentée par Lucimar. Celle-ci m’a amenée dans un salon de massage de l’ouest lausannois, dans un cadre peu sympathique. Le lieu était sombre, mal nettoyé et peu meublé, comme s’il s’agissait d’un lieu de passage. Deux autres filles partageaient ce lieu de travail avec Taty. L’une d’entre elles venait d’arriver du Brésil. Elle était timide. Lucimar a tenté de lui parler pour lui proposer du soutien pendant que Taty et moi discutions dans l’autre chambre. Comme les deux autres femmes, Taty était habillée uniquement d’une lingerie très fine. L’entretien a été interrompu plusieurs fois par des clients qui sonnaient à la porte ou téléphonaient. 26 J’ai considéré l’entretien avec Taty comme un entretien « raté » : elle parle peu, donne des réponses courtes et concises. Questionnée sur sa vie avant la migration, elle insiste sur le mot « normal » : une vie normale, une famille normale, bref, rien n'est à signaler. J'ai interprété cette attitude comme une réaction de défense face à une situation qu’elle ne contrôle pas, puisqu'elle ne connaît pas la personne qui est en face d'elle. Elle a peur de mon jugement et s’efforce de me montrer des éléments choisis de son récit. Quant à moi, je ne parviendrai pas à établir une relation de confiance. Cet entretien garde tout de même son importance, parce qu'il aborde la question du tourisme sexuel au Brésil, autre facette de la précarité des femmes sur le marché du travail brésilien21. Taty vient d’une grande ville du nord-est brésilien, connue pour être une des capitales du tourisme sexuel. Elle me fait comprendre qu’elle « n’a jamais eu besoin de travailler » puisqu’elle avait « plusieurs petits copains qui l’aidaient », en se référant à des touristes étrangers. Elle se marie avec un commerçant local et a un enfant. Elle travaille alors comme vendeuse dans le magasin de son premier mari. Son mariage ne dure pas et elle se retrouve seule avec un enfant en bas âge. Elle rencontre alors un touriste français qu'elle épousera, selon ses dires, pour son argent. Elle vient habiter en France. Son mari, qui était déjà très âgé, vient à décéder quelques mois après, pendant qu’elle passait les fêtes de Noël au Brésil. A cette époque, elle n’a aucune connaissance de ses droits d’épouse quant à l'héritage et au droit de séjour en France. N’ayant pas de ressources ni de possibilité de travail au Brésil, elle décide de partir rejoindre une copine qui travaille dans la prostitution à Lausanne. Elle est en Suisse depuis six mois. Maiara Maiara m’a, elle aussi, été présentée par Lucimar. Elle travaille en Suisse depuis cinq mois. L’entretien se déroule dans le salon de massage où elle exerce son activité. L'endroit est beaucoup plus sympathique que celui où travaille Taty. L’appartement est grand, meublé, lumineux. Il a un air très professionnel, des lumières rouges éclairent les chambres et donnent une allure de maison close. Maiara est elle aussi en « habits de travail », mais elle met un peignoir lors de l’entretien. Maiara est à la fin de ses études de droit. Avant son arrivée en Suisse, elle avait commencé un stage dans le tribunal de sa ville, avant de pouvoir se présenter au barreau. A 18 ans, elle a eu une fille qu'elle doit élever seule et qui a aujourd’hui 12 ans. La famille de Maiara appartient à une classe moyenne aisée et il devient pour elle très difficile de garantir à sa fille le confort que ses parents lui ont donné. Malgré l’aide de son père, un militaire retraité et propriétaire d’un magasin, Maiara contracte d’énormes dettes, parce qu'elle peine à payer l’université et à assurer le bien-être de sa fille avec un salaire de stagiaire. Elle décide de répondre à l’invitation d’une copine et vient travailler dans la prostitution en Suisse, pendant quelques mois. Elle espère ainsi garantir son avenir et celui de sa fille et surtout, achever sa formation au Brésil. 21 Je reviendrais sur la question du tourisme sexuel au Brésil ultérieurement. 27 Deuxième Partie : Aux sources de la migration et de la prostitution. Le lien entre pauvreté et prostitution est souvent présenté comme une évidence dans les écrits sur la prostitution22. C’est aussi le cas du lien entre migration et pauvreté. Cependant, il convient d’analyser plus attentivement le lien entre ces trois phénomènes et situer la prostitution dans le cadre des migrations internationales. En effet, contrairement à la prostitution dans les pays du Sud, la prostitution des immigrées dans les pays du Nord de la planète ne concerne guère les personnes en situation d’extrême dénuement dans leur pays d’origine. Les personnes qui décident de migrer ont souvent des ressources économiques ou sociales, qui leur permettent de le faire. Ce ne sont pas les plus pauvres parmi la population qui peuvent faire le voyage, car il présuppose un certain capital économique et social. Je pense particulièrement au soutien psychologique qu’un réseau de connaissances amicales ou familiales, présent dans le pays d’accueil, peut apporter, en termes d'informations, de renseignements et de protections contre les adversités. La migration intervient comme une alternative afin d’échapper au processus d’exclusion. Il convient ainsi de signaler une distinction importante : ce ne sont pas les mêmes personnes qui se prostituent ici et là-bas. S’il y en a, certes, certaines qui exerçaient déjà l’activité avant la migration, ceci ne constitue en aucun cas une règle générale. Au Brésil, de par les inégalités sociales très prononcées à l’intérieur même du pays et les situations d’extrême misère qui menacent la population, les modalités de la prostitution sont plus disparates qu’en Suisse. La prostitution des enfants, l’esclavage, le tourisme sexuel, formes de prostitution très précaires exercées par les personnes situées en bas de l’échelle sociale, coexistent avec les danseuses de cabaret, les prostituées de luxe, les accompagnatrices et hôtesses, modalités plus avantageuses du point de vue économique et moins dangereuses. Les modalités sont donc diverses et concernent des personnes aux situations sociales différentes. Seules celles qui arrivent à réunir des ressources suffisantes quitteront le pays, si elles considèrent la migration comme une solution à leurs problèmes. De la même façon que certaines femmes émigrées n’entreront dans la prostitution qu’une fois qu’elles auront quitté leur pays d’origine. Ainsi le fait d'avoir exercé l'activité prostitutionnelle au Brésil ne conditionne en aucune façon la venue des femmes brésiliennes en Suisse. Le prochain point présente les caractéristiques du marché du travail brésilien et l’impact que celles-ci peuvent avoir dans la décision d’émigrer. Comme cela a été évoqué dans la problématique, la précarité croissante et généralisée de la population sur le marché du travail brésilien est une donnée importante dans l’étude des prostituées brésiliennes migrantes. Dans le point suivant, intitulé Des récits de la précarité, j’analyserai mon terrain en tant que tel, en introduisant les récits de vie des personnes interviewées. Je me réfère ici tant à la littérature scientifique, dont l'ouvrage coordonné par Richard Poulin (2005), est un exemple, que des articles de presse et les écrits produits par les associations. 22 28 Les femmes sur le marché du travail brésilien : ségrégation et précarité. Ce point traite des caractéristiques du marché du travail brésilien et interroge les logiques discriminatoires de genre, de classe et de « race ». Je m'appuie sur des études récentes (entre 1995 et 2004) menées au Brésil par des chercheuses féministes. Toutes ces études se basent sur des données récoltées lors des dernières PNADs (Pesquisa Nacional por Amostra de Domicilio, ou enquête nationale sur les foyers), des recensements nationaux, financées par l’Etat, qui se font tous les deux ans23. Des transformations structurelles Le marché du travail brésilien a connu des transformations d’ordre économique, social, démographique et politique dans les trois dernières décennies. Ces transformations, qui se sont accentuées dans les années nonante avec les politiques néo-libérales des gouvernements Collor, Franco et Cardoso, ont pour conséquence la précarisation de l’emploi en général et, particulièrement, du travail féminin. Les décennies 1980-1990 se caractérisent par une crise économique aiguë avec des taux d’inflation élevés (et une chute nette du pouvoir d’achat) et des plans de stabilisation économique successifs avec des changements fréquents de la monnaie nationale. Il faudra attendre 1994 pour la stabilisation de l’inflation avec l'introduction de la nouvelle monnaie brésilienne, le real. Les conditions de vie se sont aggravées au Brésil dans cette période marquée par une faible croissance économique, la détérioration des conditions de travail et du revenu de la population, une augmentation des inégalités sociales et enfin, par la les contre-réformes sociales (Moreira de Carvalho, 2002 :122). En outre, il faut intégrer à cette évolution la constitution d’une économie urbanoindustrielle au début du 20ème siècle liée aux mutations économiques et à la tertiarisation de l'économie (diminution du secteur primaire et secondaire au profit du secteur des services). Les postes de travail supprimés dans l'industrie tendent à être remplacés par des emplois dans les services et dans le commerce, en grande partie des emplois informels qui offrent des salaires inférieurs à ceux de l'industrie. Au Brésil, les services sont le principal secteur d’activité féminin. L’expansion des services n’a cependant pas pallié à la suppression d’emplois dans les autres secteurs et à l'augmentation du taux de chômage. Les transformations évoquées plus haut altèrent les rapports de force entre le travail et le capital. Les conditions de travail se détériorent et le chômage s’accroît de façon alarmante dans les grandes villes brésiliennes (Moreira de Carvalho, 2002 :123). Les taux de chômage atteignent ainsi 19,3% à Sao Paulo et à 27,7% à Salvador24 en 2001 ! Ce phénomène s’accompagne Dans les études citées ici, nous disposons de données des trois recensements nationaux, ceux de 1995, 1999 et de 2001. Les tableaux cités figurent à l’annexe 4. Ils ont été traduits par mes soins. 24 Moreira de Carvalho (2002) remarque que les taux de chômage sont sous-estimés par les instituts de recherche brésiliens. Ces taux ne prennent pas en compte les personnes qui, durant l’année écoulée, auraient cherché un emploi. Ils n’intègrent donc pas celles qui ont eu une activité temporaire de survie, mais qui se trouvent sans emploi, ni celles que la recherche d’emploi a épuisées et qui ne cherchent plus d’emploi. Nous sommes devant un chômage caché qui touche particulièrement les femmes, car celles-ci sont renvoyées au foyer pendant la période de chômage. 23 29 d’une baisse importante de l’emploi dans l’économie formelle, le seul à donner accès aux protections sociales. Notons que les chances d'accéder à un emploi dit formel se sont réduites ces dernières années. Selon Bruschini (1998 : 10), ceci est lié aux privatisations des grandes compagnies nationales et à la diminution de l’embauche dans l'administration publique (un important pourvoyeur d’emploi jusqu’à la période mentionnée). Les femmes ont été affectées plus durement que les hommes par ce déplacement de l'emploi vers le secteur des services. Dans l'industrie, la participation des hommes n'a connu qu'une faible chute dans la période 1980-1990, tandis que le taux de participation féminin dans l'industrie décline fortement, et s'élève à 9,3% de la population féminine potentiellement active (voir tableau 1). Les femmes sur le marché du travail brésilien Du point de vue de la main-d’œuvre féminine, cette époque de changement s’est caractérisée par une croissance considérable du taux d’activité féminin, qui atteint 50,3% en 2004 (Abramo, 2004 : 22). A partir de 1990, on commence à parler de féminisation du marché du travail brésilien (Nogueira, 2003 :100). Au-delà de son augmentation, nous pouvons aussi mentionner la transformation du profil de la main-d’œuvre féminine à partir des années 80. Avant cette période, la force de travail féminine était essentiellement composée de jeunes femmes célibataires et sans enfants. Les femmes actives sont devenues plus âgées, mariées et mères de famille. Le tableau 2 de l’annexe 3 montre bien cette augmentation de l’activité des femmes mariées (catégorie « conjointes ») dans la période 1980-1990. Parallèlement à ce contexte socio-économique, il faut prendre en compte quelques indicateurs sociaux importants (Bruschini, 1998 :2), la baisse de la fécondité des Brésiliennes, le vieillissement de la population, l’augmentation du nombre de familles monoparentales (avec les femmes comme pourvoyeuses financières principales de la famille), l'élargissement de l'accès à la scolarité, les changements de la conception du rôle des femmes dans la société brésilienne et la « redémocratisation » du pays. Ainsi, cette augmentation de l’activité féminine n’est pas seulement due à la demande de main-d’œuvre, mais résulte aussi, en grande partie, des changements démographiques, culturels et sociaux mentionnés. « L’intense chute de la fécondité a réduit le nombre d’enfants par femme, surtout dans les villes et régions les plus développées du pays, libérant les femmes pour le travail [rémunéré]. L’expansion de l’accès à l’école et aux universités a apporté aux femmes de nouvelles possibilités de travail. Enfin, les transformations d’ordre culturel relatives au rôle des femmes, intensifiées par le mouvement féministe depuis les années 70 et par la présence accrue des femmes dans l’espace public, ont modifié la représentation sociale de l’identité féminine, de plus en plus tournée vers le travail productif » (Bruschini, 1998 : 3, traduit par mes soins). Travail informel et précarité Ces changements et l’expansion du travail rémunéré féminin se sont cependant accompagnés de continuités. Si certaines femmes ont pu accéder aux plus hauts 30 échelons de la formation et de l’emploi, ce n’est pas le cas de toutes. Les clivages de classe sont importants notamment par rapport au niveau des salaires, au taux d'activité ou à la responsabilité du travail domestique. Les femmes continuent à être les principales responsables du travail ménager et de soins, ce qui implique une surcharge de travail (Bruschini, 1998 :5). Le travail ménager, ou plutôt l’exemption du travail ménager, est un des principaux facteurs distinctifs en termes de classe sociale. L’accès de certaines femmes à la formation universitaire et au marché du travail stable ne s’accompagne pas d’un véritable partage des tâches domestiques dans le couple, ou du développement des infrastructures de garde de la petite enfance, mais de l’externalisation du travail ménager par le travail des employées domestiques. Ces dernières constituent, avec les prostituées, la figure emblématique de la précarité féminine. En outre, les femmes plus instruites présentent des taux d'activité plus élevés. Cela ne s'explique pas seulement parce que le marché du travail est plus réceptif aux travailleurs-euses plus qualifié-es, mais aussi parce que les femmes qui ont eu une plus longue formation peuvent exercer des activités plus qualifiées et mieux rémunérées, ce qui compense les dépenses liées au personnel domestique ou aux structures d'accueil, nécessaires à leur engagement à l’extérieur du foyer. Les femmes actives gagnent en moyenne 64% du salaire moyen des hommes25. Avec le même niveau de scolarité, le salaire des femmes est systématiquement inférieur à celui des hommes et cette disparité augmente avec le niveau de scolarité, les écarts plus grands se retrouvant parmi les travailleurs-euses les plus formé-es (Bruschini, 1998 : 22-24). Il convient de signaler que les femmes sont majoritaires dans les secteurs d’activité dont la rémunération est inférieure à deux salaires minimums (SM dans les tableaux, environ 520 reais ou 260 francs suisses). Notons que le salaire minimum au Brésil est inférieur à celui d’autres pays qui ont le même niveau de développement et qu’il se détériore par rapport au coût de la vie. En 1999, la valeur réelle du SM ne représentait plus que 2/3 de celle enregistrée en 1989 (Moreira de Carvalho, 2002 : 125). La vulnérabilité du lien de travail, c'est-à-dire l'absence des contrats de travail stables, est une autre caractéristique du marché du travail brésilien, touchant particulièrement les femmes. Les tableaux 4 et 5 montrent qu'une proportion importante des femmes (environ 40%) occupe des postes précaires dans le marché du travail, soit comme employées domestiques, soit comme travailleuses non rémunérées, ou comme travailleuses pour « l'auto-consommation »26. En 2001, 57% des emplois étaient précaires, informels ou caractérisés par une rémunération extrêmement basse. Pour ce qui est des femmes actives, ce chiffre monte à 61% (Abramo, 2004 : 19). Nous pouvons donc affirmer que la précarisation du travail atteint plus fortement les femmes que les hommes, ce qui accentue les inégalités de genre dans le Brésil actuel. L'exemple des employées domestiques est symptomatique des conditions de travail des femmes. Au Brésil, cette activité rassemble 17% de la main-d'œuvre 25 PNAD 26 1995. Je désigne par « auto-consommation » (consumo proprio en portugais) tout travail de production visant à la survie de la personne qui l’exerce et de son entourage, sans qu’il y ait échange d’argent. Ce sont par exemple au Brésil des activités telles la confection d’habits destinés aux membres de la famille ou à soi-même, la tenue d’un jardin ou le recyclage d’objets. Les personnes rassemblées dans cette catégorie sont parmi les plus défavorisées dans la société brésilienne. 31 féminine, ce qui fait de la domesticité la principale activité féminine en termes d’effectifs (voir tableau 3)! Les employées domestiques sont majoritairement des jeunes femmes de moins de 19 ans, gagnent moins de deux salaires minimums (90%) et ne possèdent pas la Carteira de trabalho27 (82%) (Bruschini, 1998 :15). Restructuration des familles brésiliennes, maternité et travail féminin Il est essentiel de souligner les transformations sociales survenues dans la composition des familles brésiliennes, dont la diminution de leur taille et la restructuration des rôles sociaux de ses membres. Nous assistons à une augmentation des divorces et des unions hors mariage. Ceci contribue à modifier la place des femmes au sein de la famille qui deviennent de plus en plus les pourvoyeuses financières principales. À ce phénomène s’ajoute celui des familles monoparentales, avec les femmes comme cheffes de famille. En 1999, dans 90% des foyers où la femme était la pourvoyeuse principale, il n’y avait pas de conjoint masculin et 17,1% des familles brésiliennes étaient composées de femmes sans conjoints mais avec enfants (Moreira de Carvalho, 2002 :121 et 130)28. Je choisis de m'attarder sur la question de la précarité dans les familles dont la pourvoyeuse principale est une femme parce que mes entretiens ont révélé que le soutien économique à la famille était la motivation principale dans la migration et dans l’entrée dans la prostitution. Les familles sous la responsabilité économique des femmes ont généralement plus de possibilités d’être concernées par les bas revenus et les mauvaises conditions d'existence. Il est très important de prendre en compte l’impact de la précarité des femmes actives sur la famille. Les conditions de vie d’une famille dépendent des caractéristiques de ses membres (sexe, âge, formation, etc.) et de la position de ceux-ci dans le foyer (chef-es, enfants ou dépendants). Les familles avec enfants en bas âge ou avec des femmes comme principales pourvoyeuses ont une grande probabilité d’être pauvres, voire très pauvres (Moreira de Carvalho, 2002 :118), les femmes actives devant « concilier » emplois précaires et travail domestique. Des inégalités de classe, de genre et de « race » La politique nationale brésilienne a durant longtemps fait l'apologie de ce qu'elle appelait la « démocratie raciale », idée selon laquelle le Brésil, parce qu'il réunit une grande diversité culturelle, ethnique et raciale, serait le foyer d'une entente entre les peuples. Mettre en question ce discours, revient aussi se pencher sur l'articulation des inégalités de genre, de classe et de « race ». Il s’agit de prendre en compte ce que Abramo (2004) appelle la double discrimination de genre et de « race ». Les travailleurs afro-descendants au Brésil représentent 45% de la population active. Les femmes noires représentent 18% de Ou la carte de travail. Il s'agit d'un document qui officialise le lien de travail et garantit aux travailleur-euses les droits liés à l'emploi: sécurité sociale, assurance accident, maladie ou maternité, etc. 28 Notons que ce chiffre ne correspond pas à celui des femmes qui ont à elles seules la responsabilité économique du foyer. D’autres cas de figure peuvent exister, comme celles des grandes sœurs, tantes ou des grands-mères, assez nombreuses à subvenir seules aux besoins des petits frères, neveux ou petits enfants, mais qui ne sont pas comptabilisées dans les recherches. 27 32 la population active (2004 :1). Elles constituent ainsi une part importante de la main-d’œuvre brésilienne, mais elles sont en situation de désavantage systématique sur le marché du travail, étant concentrées dans les branches d’activité plus précaires et moins rémunérées. Les inégalités de genre et de « race » constituent ainsi les principaux piliers de l’inégalité sociale au Brésil (Abramo, 2004 :2). La première discrimination concerne la formation. Si, de manière générale, les femmes ont plus d'années de formation que les hommes, j’ai montré que la formation accrue ne suffit pas à leur entrée dans le marché du travail. Malgré l'augmentation de la scolarité de la population noire ces dernières années, elle est concentrée (80%) dans les sept premières années de la scolarité obligatoire (équivalent à la sixième année en Suisse) (Abramo, 2004 : 8). Une autre discrimination a trait au chômage. Ces dernières années, les taux de chômage ont augmenté considérablement au Brésil, tant pour les hommes que pour les femmes. Cependant, le chômage des femmes est supérieur à celui des hommes. De la même façon, le chômage est plus important dans la population noire que dans la population blanche (voir tableau 6). Les inégalités de genre semblent plus prononcées que celles de « race ». Mais de manière générale, les femmes noires sont les plus défavorisées sur le marché du travail, leur taux de chômage étant presque le double de celui des hommes blancs. Par rapport aux salaires, des disparités significatives persistent aussi. La rémunération des femmes, comme je l’ai signalé, est systématiquement inférieure à celle des hommes. Le même constat peut être fait pour les travailleur-euses noir-es. Les noirs reçoivent en moyenne 50% de ce que reçoivent les blancs. Plus précisément, les femmes noires ne reçoivent que 39% de la rémunération moyenne des hommes blancs (Abramo, 2004 :13). Remarquons que le travail précaire ou informel concerne en priorité la population noire (65% des emplois de la population noire correspondent à cette catégorie). Dans toutes les formes précaires d'emploi, les femmes noires sont surreprésentées. 23,3% des femmes noires actives travaillent dans l'emploi domestique (contre 17% pour l'ensemble des femmes actives). 76% d'entre elles ne possèdent pas la Carteira de trabalho. L’analyse de la situation des femmes sur le marché du travail d’un pays est donc extrêmement importante pour comprendre la migration des femmes en vue de la prostitution dans les pays du Nord. « Les facteurs qui poussent les femmes à prendre le risque de l’immigration illégale sont l’accroissement de l’insécurité économique, l’augmentation des risques de chômage et de pauvreté, les possibilités restreintes d’immigration légale et la résurgence des pratiques discriminatoires traditionnelles à l’égard des femmes ». (Note du secrétariat de la Commission économique pour l’Europe, 2004) Des récits de la précarité 29 Tous les extraits des entretiens ont été traduits par mes soins. Dans un souci de transparence, je reproduis en bas de page les propos originaux, en portugais. 29 33 Les récits recueillis ont été fort variables. Les interlocutrices présentent des profils socioprofessionnels très différents. Cependant, la précarité dans le marché du travail et la vulnérabilité face à un avenir incertain sont des constantes dans les récits. La précarité et l’impossible « conciliation » entre la parentalité (et le travail de soins qu'elle sous-entend) et l'activité salariale sont les deux éléments forts que j’ai pu dégager de mon enquête de terrain. Nous pouvons dégager de la lecture des entretiens un schéma commun : les interlocutrices sont des mères seules, sans formation ou présentant des interruptions importantes dans le parcours de formation, occupant un emploi dans les services, avec des statuts précaires et instables30. Elles ont souvent rompu avec leur réseau familial proche et ont subi une forme de stigmate avant l’entrée dans la prostitution, souvent lié à une maternité non désirée ou à des comportements non conformes aux normes sociales. Par exemple, avoir des relations sexuelles hors mariages, un enfant avant/hors mariage, avoir plusieurs partenaires ou connaître le divorce, dans le cas de certaines interviewées, peuvent signifier un isolement face à la famille. Les informatrices présentent la parentalité comme un obstacle dans l’obtention d’un emploi stable. Maternité et interruption de formation vont de pair. Six enquêtées ont dû arrêter leurs études en raison d’une grossesse précoce. Elles ont toutes été mères avant l’âge de 20 ans. La plupart, cinq d’entre elles pour être exacte, n’ont pas fini les études secondaires. Kelly a arrêté par manque de moyens financiers. Mariana et Maiara ont fréquenté les bancs de l’université, mais n’ont pas pu achever leur formation. Maiara a fait l’équivalent d’un Bachelor en droit, mais ne peut pas travailler en tant qu’avocate avant de finir tous les cours, qui deviennent de plus en plus chers à l’approche de la fin des études. Pour certaines, le divorce ou une séparation a déclenché une situation de vulnérabilité. Pour d’autres, la mort ou le départ du père a signifié une perte de stabilité pour toute la famille. Pour Rita, qui a perdu son père très tôt, le travail salarié, et la précarité qui l’accompagne, sont survenus très tôt également. Elle a commencé à travailler et a abandonné l’école avant sa majorité. Son statut au sein de la famille a changé de membre dépendant à pourvoyeuse de ressources économiques. Carine : Comment c’était chez tes parents ? Rita : C’était…comment dire…ma mère, la pauvre !, elle travaillait, faisait la vaisselle dans les restaurants, tu vois, elle a toujours travaillé comme ça, comme femme de ménage et autres. Elle n’a pas fait d’études, elle n’a été que jusqu’à la quatrième. Elle n’avait pas une bonne vie, un bon emploi. Tu sais qu’au Brésil après les quarante ans, ils ne veulent plus de toi dans aucune boîte. Il y a l’âge, n’est-ce pas. Et bon, notre relation était très difficile, notre vie même, parce qu’elle travaillait, et des fois moi je ne travaillais pas, mon frère ne voulait pas étudier, moi j’ai continué les études, mais j’avais un enfant en bas âge. Alors, ça a été dur avec J’ai développé plus haut la discrimination dont sont victimes les femmes afro-descendantes sur le marché du travail brésilien car il s'agit d'une dimension importante pour la compréhension de la situation des femmes sur le marché du travail brésilien. Cependant la question raciale s’est révélée peu pertinente dans mon enquête. Parmi les prostituées brésiliennes dans le canton de Vaud, on compte très peu d’afro-descendantes. Cela peut s'expliquer par la nécessité d’un certain nombre de ressources économiques pour la migration. Ainsi, ce ne sont pas les femmes les plus pauvres qui migrent. 30 34 elle, tu vois, on se bagarrait tout le temps, comme ça…comme c’est partout au Brésil, n’est-ce pas ?31 La famille de Rita est une famille décomposée, où le principal pourvoyeur de ressources a disparu. Elle se compose de deux générations de mères seules. Deux générations de précarité. Le fait que Rita a eu un enfant avant de quitter le foyer n’a fait qu’empirer sa situation familiale et ce fut un motif de dispute avec ses proches, parce que le travail et l’argent qu’elle en tirait était plus que jamais important pour la survie de la famille. Mais la prise en charge de son enfant l’empêchait d’un côté de poursuivre ses études et de l’autre côté d’exercer une activité à plein temps. La précarité et la pauvreté peuvent être présentes même dans les familles qui présentent une organisation plus traditionnelle. Kelly appartient à une fratrie de quatre enfants et les deux parents travaillaient pour les nourrir. La famille se trouvait dans une situation de pauvreté extrême où les travail des deux parents ne suffisait pas à subvenir aux besoins de la famille. En tant que fille aînée, Kelly a dû interrompre ses études et s’insérer très tôt sur le marché du travail, mais dans des activités précaires et très peu rémunérées. Kelly : J’ai eu une enfance très pauvre. On dormait les six dans une seule pièce. Mon père était camionneur, il était alcoolique. Ma mère faisait la lessive pour d’autres dames, elle faisait le ménage chez elles aussi. Nous (les enfants), on restait souvent seuls dans la maison, tu sais comme c’est hein ?…quand on dormait les rats marchaient sur nous (elle rit ouvertement). Je n’ai pu faire que jusqu’à la première année du lycée. J’ai commencé à travailler à quatorze ans, comme réceptionniste. non, comme contrôleuse de qualité dans une fabrique de textiles, après comme réceptionniste. Et alors j’ai fini la deuxième année32. Pour d’autres, ce fut la séparation avec le conjoint qui les précipite dans la précarité. Luna, Madalena et Taty sont dans ce cas de figure. Avec la séparation, elles ont perdu la stabilité dont elles bénéficiaient grâce à l’emploi de leurs maris. Prise en charge des enfants et travail salarié paraissent encore plus difficiles à « concilier » quand elles deviennent les seules pourvoyeuses de ressources dans le foyer. Elles doivent se tourner vers la solidarité familiale. Certaines reviennent chez leurs parents, d’autres bénéficient de l’aide financière de leurs proches. Luna m’explique comment elle a dû prendre cette décision. Luna : J’ai déjà fais beaucoup de choses. J’ai été surveillante dans un magasin, employée domestique, couturière, coiffeuse…J’avais déjà trois enfants. Et il m’est arrivé cette histoire que mon mari m’a trompée avec une femme qu’il a connu dans la nuit. Il me battait quand il arrivait à la maison et il m’a abandonnée dans la « Ah, era muito, como dizer…minha mãe, coitada, trabalhava, lavava prato, né, sempre trabalhou assim, de faxina, de tudo. Não estudou também, estudou até a quarta série. Não tinha uma boa vida, um bom emprego. Você sabe que no Brasil depois de quarenta anos, cinquenta anos, eles não querem mais você pra empresa nenhuma. Agora tem a idade né. E assim, era muito dificil a nossa relação, mesmo a nossa vida…porque ela trabalhava, as vezes eu nao trabalhava, meu irmão não queria estudar, eu continuei meus estudos, tinha um filho pequeno. Então era muito dificil assim com ela, entendeu, viviamos brigando, desse jeito…como é no Brasil, né. » 32 « Criança, eu tive uma infância muito pobre. A gente dormia a seis num quarto só. Meu pai era cominhoneiro, era alcoolatra. Minha mãe lavava roupa pra fora, fazia faxina…Nós ficávamos muito em casa só os quatro, daquele jeito né, dormia com os ratos em cima ! Ai, eu estudei até o primeiro ano do segundo grau. Comecei a trabalhar com quatorze anos, trabalhei como recepcionista, não, como filial de contrôle de qualidade numa confecção. Depois eu trabalhei como recepcionista. Ai eu terminei o segundo ano. » 31 35 nécessité avec mes trois enfants. Alors les choses étaient difficiles avec un gamin de deux ans, un de cinq et un autre de neuf ans. Au Brésil, je ne pouvais pas tout faire. Avec mon travail, je n’arrivais pas à les nourrir, donner une vie normale, digne, les mettre à l’école et tout ça33. Après l’échec de son mariage et l’impossibilité de subvenir aux besoins de ses trois enfants, Luna est obligée de repartir vivre chez ses parents. Elle et ses enfants deviennent ainsi une charge supplémentaire pour cette famille modeste. Les parents l’ont aidée comme ils ont pu, mais Luna n’est pas parvenue à trouver un emploi stable. D’autres arrangements pour échapper à la pauvreté sont encore possibles. Des arrangements qui tiennent toujours dans le cas des enquêtées à des échanges économico-sexuels. Rita et Kelly, ont reçu « l’aide » de petits copains. Elles disent en effet avoir bénéficié d’aides financières de la part de leurs partenaires, c'est ce qui se dégage de leur réponse à ma question : « as-tu déjà travaillé dans la prostitution au Brésil ? » Rita : Je n’ai jamais travaillé avec la prostitution au Brésil. Bon, j’ai toujours eu de nombreux petits copains qui m’apportaient une aide, tu vois, mais ce n’était pas de la prostitution34. Kelly : En 1990, j’ai connu une personne qui m’a sortie de la prostitution. Complètement. Mais pas des drogues, car il en prenait aussi. C’était un « colonel ». Il était dans la police fédérale. Alors, c’était bien pour moi, il avait de l’argent, avait de la drogue…j’avais la bonne vie, je voyageais, je n’avais pas de préoccupations. (…) Mais c’était comme être enfermée dans une cage dorée. Il m’achetait…avec de la drogue et avec du luxe35. Pour Taty, cette aide apportée par des compagnons a été plus systématique au point de devenir sa principale source de revenu. C’est en cela que nous pouvons considérer Taty comme étant inscrite dans la logique du tourisme sexuel36.Certaines formes de tourisme sexuel se différencient de l’activité prostitutionnelle en ce qu’elles concernent un échange plus long dans le temps et des modalités de négociation très floues. La relation entre la femme locale et le touriste peut engager plus que le seul échange d’argent contre le service sexuel. Il peut y avoir des sentiments. Mais en tout cas, il n’y a pas de négociation explicite de rétribution pour un service. Carine : Pourquoi veux-tu retourner chez toi ? “Eu fazia muitas coisas. Eu fui espianto de loja. Eu fui empregada domestica, costureira, cabeleireira. Tinha três filhos. E aconteceu esse casa que meu marido me traiu com uma mulher que ele conheceu na noite. Me deixou passando necessidade com meus filhos e ainda quando chegava em casa, me espancava. Ai, as coisas ficaram dificeis com um menino de dois anos, um de cinco anos e um outro de nove. No Brasil eu não poderia fazer tudo. Com meu trabalho, eu não poderia sustentar eles, dar uma vida normal, digna, com escola e tudo ». 34 « Não, nunca fiz isso lá no Brasil. Sempre tive muitos namoradinhos que me ajudavam et tudo, mas prostitução mesmo, nunca. » 35 « Em 1990, eu conheci uma pessoa que me tirou da noite. Completamente ! Mas das drogas nao. Que ele também usava. Era o coronel. Ele era da policia federal. Entâo pra mim, tinha tudo a ver ! Tinha dinheiro, tinha droga…tinha vida boa, viajava, nao tinha preocupação nenhuma. (…) Era uma gaiola de ouro. Ele me comprava…com droga e com luxo. » 36 Pour une recherche anthropologique sur le tourisme sexuel au Brésil, voir Piscitelli (1999). 33 36 Taty : À cause de ma famille et de mes amis, de ma ville, qui est petite mais c’est une ville très gaie. C’est une ville touristique aussi, ce que je peux trouver ici, je peux trouver là-bas. Comme j’ai trouvé le père de mon fils et mon mari français37. Pour reprendre Paola Tabet (2004), toute relation entre les hommes et les femmes concerne l’échange économico-sexuel. L’échange économico-sexuel ne concernant pas seulement un échange de sexe contre argent, mais aussi l’échange de services socialement définis par le système de genre (y sont inclus le travail domestique de soin et de reproduction). Les récits de vie des enquêtées sont marqués par ces échanges : la dépendance envers le père, le mari, les compagnons, le tourisme sexuel et ensuite la prostitution. La précarité du marché du travail alimente l'échange économico-sexuel. Il faut signaler que les autres formes d’échange économico-sexuel sont différenciées de la prostitution par les enquêtées elles-mêmes. Cependant, si elles font cette distinction, elles avouent que leur relation avec des hommes revêtait aussi un caractère d’échange d’argent contre de la sexualité. Elles rapprochent ces différents échanges, comme si l’un était la suite logique de l’autre. Les relations amoureuses de cette sorte fonctionnent comme des expériences qui rendent plus faciles de faire ses premiers pas dans la prostitution en Suisse. La logique qui se dégage de l'analyse des récits est : s’il faut le faire, autant ne pas le faire gratuitement. Si elles sont obligées de dépendre des hommes et de leur fournir des services d’ordre sexuel, autant en tirer de l’argent. La prostitution, parce qu’elle sous-entend des relations rapides, désengagées et donc une certaine indépendance, devient une alternative valable de sortie de la précarité. Cependant, c’est parce qu’elle sera exercée loin de son entourage et dans un pays qui offre des conditions de travail considérées comme plus favorables pour les femmes qui travaillent dans ce domaine qu’elles décident de partir en Suisse pour exercer la prostitution. L’échange économico-sexuel devient une constante quand il y a spoliation, ou mieux, une concentration de la richesse économique en mains masculines (Tabet, 2004 :143-144). Cette concentration n’est pas mesurée qu’en espèces, mais elle est aussi le fruit de la précarisation des femmes sur le marché du travail : salaires inférieurs, modalités de travail atypiques et non protégées, temps-partiel, ou travail non-rémunéré38. Les enquêtées ont toutes essayé de trouver un emploi stable, ou en tout cas d'avoir des meilleures conditions de vie. Mais ayant un parcours de formation interrompu ou inachevé, ayant des enfants à charge et ne pouvant pas compter sur des structures d’accueil, elles n’ont eu accès qu’à des emplois atypiques et peu rémunérés : travail de nuit, à temps partiel et travail sur appel, coiffeuse, réceptionniste, employée domestique, vendeuse ambulante, danseuse exotique, ouvrière du textile. La précarité des femmes sur le marché du travail ouvre les portes à la prostitution, déjà au Brésil. Le cas de Madalena, même s’il est plus complexe, entre néanmoins dans cette logique. Madalena est la seule à bénéficier, avant son départ du Brésil, d’un travail stable et bien rémunéré. Or, son emploi dans un département de l'administration publique a été conditionné par sa participation à un réseau de corruption et c’est la « Por causa da minha familia, dos meus amigos e da minha cidade, que é uma cidade pequena mas é muito alegre. Que é uma cidade turistica também, o que eu posso arrumar aqui, eu posso arrumar lá. Como eu arrumei o pai do meu filho e arrumei o francês e tudo ». 37 38 Voir définition à l’annexe 4. 37 menace que constituait le démantèlement de telle organisation qui la pousse à quitter le pays. Comme l’affirme Lilian Mathieu (2002), l’entrée dans la prostitution se fait selon deux logiques : celle du besoin et celle de la frustration. En analysant les entretiens, nous retrouvons ces deux logiques. D’un côté, la prostitution permet de garantir pendant un certain temps la survie de la personne et de ses proches. Les prostituées brésiliennes envoient régulièrement de l’argent au pays et cela constitue un revenu important pour la plupart des membres de leur famille proche. Le cas le plus parlant est celui de Luna. Elle est partie en Europe sous la menace de perdre définitivement la garde de ses enfants, son ex-mari ayant la garde de ceux-ci et lui interdisant de les voir. Elle décide de se séparer un moment de ses enfants espérant pouvoir les récupérer plus tard. Avant de partir, elle se trouvait dans une situation très difficile et la migration a été une tentative d’échapper au dénuement total. Elle a laissé un de ses enfants, le seul avec lequel elle puisse avoir contact, chez ses parents. C'est grâce à l'argent qu'elle envoie systématiquement que ses parents peuvent prendre son enfant en charge. De l’autre côté, la migration et la prostitution peuvent être des alternatives pour échapper à la frustration sociale, c’est-à-dire, pour maintenir un certain niveau de vie. L’exemple le plus fort est celui de Maiara. La maternité précoce l’a empêché de mener à bien son parcours de formation. Elle a contracté des dettes importantes pour payer ses études universitaires. Mais l’acquisition d’un diplôme s’est avérée très difficile, puisqu’elle doit travailler pour pouvoir poursuivre ses études. En outre, elle n'a aucune assurance en finissant ses études de pouvoir payer les dettes accumulées, étant donné la difficulté de trouver un emploi. Malgré ses origines sociales aisées, Maiara n’a aucune garantie de pouvoir maintenir le niveau de vie souhaité à travers son travail. La prostitution en Suisse devient à ses yeux un moyen de garantir cet avenir. En outre, étant exercée à distance et à l’insu de tous, cette activité lui permet de maintenir, au Brésil, le même statut social. La réunion des ressou rces pou r la mig ration Les projets migratoires La décision de partir est accompagnée d’un projet migratoire précis : sortir durablement de la précarité, garantir un avenir prospère pour elles, mais aussi pour leurs enfants. Ce projet peut se décliner sous plusieurs formes : accumuler du capital pour créer une petite entreprise, acheter une maison (pour elles, mais aussi pour les membres de leur famille), achever une formation (Maiara), donner une bonne scolarité aux enfants, accéder à un pouvoir d’achat plus important ou à un niveau de vie qui leur ont été interdits jusqu’alors. Les prostituées que j'ai baptisées comme « nouvelles » expriment bien ce projet personnel. Quant aux « anciennes », leur établissement en Suisse a modifié leurs projets : soit elles sont mariées et ont complètement abandonné le projet de retour au Brésil, soit elles ont tissé un réseau social en Suisse qui leur fait douter du retour et envisager de faire venir leurs enfants en Suisse. Parmi les « nouvelles », le projet principal est l’accumulation de capital pour créer un négoce dans le secteur des services : créer une entreprise de transport des 38 écoliers, un magasin, un hôtel ou encore un restaurant. En effet, puisqu’elles ne disposent pas d’une formation qui leur permette d’accéder à des emplois stables, leur ambition se tourne vers les activités indépendantes considérées comme plus accessibles. Migrer en Europe par la constitution d'un réseau La migration internationale des femmes en vue de la prostitution dans les pays du Nord a été examinée tant par les autorités des pays d’accueil que d’origine, mais aussi par la recherche féministe. Le plus souvent, cette migration est interprétée en termes de « traite d’êtres humains »39. Comme je l’ai mentionné plus haut, cette conception est propre du courant féministe dit abolitionniste, aujourd’hui dominant parmi les institutions nationales et internationales40. Les récits recueillis dans le cadre de cette enquête amènent à relativiser, dans le cas des prostituées brésiliennes dans le Canton de Vaud41 l’importance de la filière organisée, et l’importance même d’une telle distinction. Le parcours des enquêtées ne correspond pas à l’idée de trafic et à l’idée d’esclavage qui lui est sous-jacente. C'est également un constat auquel parvient Robinson (2002 : 43) : « une application globale du ‘trafic des femmes’ donne une idée fausse de l’expérience que vivent un grand nombre de travailleuses du sexe migrantes, y compris leurs intermédiaires, de leurs conditions de vie journalières et même de leur oppression ». Or, si les filières de prostitution dites formelles existent bel et bien et si deux des mes interlocutrices disent avoir passé par ces filières, elles ne se reconnaissent néanmoins pas comme des femmes exploitées par un réseau. Il faut aussi relativiser la taille de telles filières qui ressemblent plutôt à des petits groupes locaux qu’à une mafia internationale organisée. Comme le dit Lilian Mathieu (2003), une des transformations importantes dans le milieu de la prostitution en Europe dans les dernières deux décennies a été la disparition des grands réseaux de proxénétisme au profit de la petite entreprise. Rita et Taty sont venues au travers des petites organisations constituées d’intermédiaires brésiliens, italiens et suisses. Ces structures, dans ce cas, étaient contrôlées par des anciens-nes hommes et femmes prostitué-e-s. Elles racontent toutes les deux les difficultés qu'elles ont eu à payer la dette du voyage. Les premiers mois, elles ont travaillé intensivement pour le paiement de cette dette qu'elles ont pu rembourser après environ six mois de travail. Avoir des dettes place les femmes dans une situation délicate : elles craignent pour leur avenir et ont peur des représailles en cas de non paiement. Taty a en effet été menacée par la femme qui lui a prêté de l’argent. Cependant, leur liberté de mouvement n’a pas été atteinte. Un autre élément important a trait à la nécessité de se distancer de l’image de la femme naïve enrôlée dans un réseau de proxénètes. Toutes mes interlocutrices Comme c'est le cas dans une étude des autorités brésiliennes. Voir Ministério da Justiça do Brasil (2002). Sur le courant abolitionniste voir Mathieu (2001), sur son importance dans les institutions internationales voir Toupin (2002). 41 Je ne suis pas en mesure d’apporter des éléments sur la situation des prostituées d’autres nationalités en Suisse. Mes propos concernent uniquement les prostituées brésiliennes. 39 40 39 disent avoir su ce qu’elles feraient une fois arrivées en Suisse ou en Europe, qu’elles travailleraient dans la prostitution; si la plupart connaissaient les modalités de travail, elles méconnaissaient cependant la pénibilité des conditions de travail dans l’activité prostitutionnelle. Les conditions de départ du Brésil sont présentées par toutes les interlocutrices sans exception comme étant dues au hasard. Selon elles, elles n’ont pas cherché à migrer en Europe, l’opportunité de migrer est venue de façon inespérée. Une personne aussi généreuse qu’inattendue, en voyant la situation difficile dans laquelle elles se trouvaient, les a invitées à migrer et à entrer dans la prostitution, ce qu’elles auraient accepté après longue réflexion. Kelly : Alors, quand j’avais dix-sept ans, j’ai connu une personne qui faisait gogogirl au centre de SP. Moi, j’habitais dans la banlieue. Et puis, elle m’a expliqué qu’on gagnait tant, et j’ai vite compris qu’en une semaine elle gagnait ce que je gagnais en un mois ! Alors j’ai réfléchi et réfléchi, et j’ai décidé d’y aller.42 Rita : Bon, un beau jour…regarde là…un beau jour, un ex-petit copain à moi est venu à la maison. (…) Je l’ai vu, il m’a demandé tout de suite, tu veux aller en Suisse ? Tu as le courage de quitter le Brésil ? J’étais étonnée, parce que je ne connaissais personne à l’étranger et quelqu’un arrive et te demande ça ! La première chose à laquelle j’ai pensé, c’était la prostitution.43 L'argument du hasard relève d'une stratégie discursive de mise en scène de soi. Il est en effet plus difficile pour les informatrices d’avouer à l’enquêtrice qu’elles ont, d’une certaine façon, cherché à migrer et à se prostituer. Mais les paroles de Rita montrent qu’elles connaissent bien la situation des brésiliennes qui migrent à l’étranger et qu’elles sont en principe d’accord de tenter l’expérience. La modalité de migration le plus citée est celle des liens de proximité. Des anciennes prostituées qui ont pu se constituer une bonne situation en Suisse invitent des femmes plus jeunes de leur famille ou de leur entourage à venir travailler ici. L’entretien révélateur de cette relation est celui de Mariana, qui est venue en Suisse à l’invitation de Madalena. Cette dernière a déjà fait venir cinq autres femmes depuis qu’elle est en Suisse. Elle remplit ainsi un rôle d’initiatrice. Elle rend plus facile la venue de ses sœurs et amies en Suisse et favorise leur adaptation à leur nouvelle situation. L’entraide proposée va de l’aide matérielle (loger ou trouver un logement, trouver une place de travail, acheter des habits d’hiver, etc.) à l’apprentissage de savoirs indispensables pour le séjours en Suisse (apprentissage de la langue française, des coutumes et de la géographie locale et, plus important, la nécessité de se marier en Suisse pour avoir droit à s'y établir) mais aussi à des conseils sur le travail dans la prostitution (les modalités de la prostitution en Suisse, la relation avec les clients, les actes acceptables et nonacceptables, comment gérer l’argent, etc.). Il serait erroné de réduire un tel dispositif à « une filière criminelle » liée au « trafic international de femmes », « Ai, quando eu tinha dezessete anos, eu conheci uma pessoa que fazia gogogirl no centro de SP, e eu morava na periferia. Ai, ela me explicou que ganhava tanto, e de repente em uma semana, ela ganhava o que eu ganhava por mês ! Ai eu pensei, pensei e decidi ir ». 43 « Bom, um belo dia …olha so…um belo dia foi um ex namoradinho meu na minha casa (...). Eu o vi, ele me perguntou assim de cara, quer ir pra Suiça ? Tem coragem de sair do Brasil ? Eu pensei comigo…fiquei assustada, porque eu não conheço ninguém de fora e chega alguém assim pra você e diz você quer trabalhar fora ! A primeira coisa que passou na minha cabeça foi prostituição. » 42 40 puisque Madalena dit ne pas se faire payer pour son aide, mais le fait par esprit de solidarité. Pour comprendre les migrations internationales des femmes en vue de la prostitution dans les pays du Nord, il faut intégrer cette forme de solidarité dans l’analyse. En général, toutes mes interlocutrices ont dit avoir bénéficié de l’aide d’une compatriote à l’arrivée et certaines ont à leur tour aidé de nouvelles venues. Cette configuration rejoint l'affirmation de Stéphanie Pryen quant à l’apprentissage de l’activité prostitutionnelle: "Ces savoirs d'expérience, dans le cadre de ce métier à forte composante relationnelle et caractérisé par la relation de face à face, sont peu formalisés, et leur transmission est peu encadrée. Ils sont avant tout pragmatiques, issus de l'expérience quotidienne du service prostitutionnel dans le contexte spécifique de la rue, espace de concurrence, et dans l'interaction personnalisée avec le client qui sollicite le service" (1999 : 107). Cependant, Pryen donne peu d'importance à cette forme d'apprentissage par l'entraide et choisit de mettre l'accent sur l'apprentissage personnel par l'expérience. Dans le cas des prostituées brésiliennes dans le canton de Vaud, je dirais que l'apprentissage par les pairs est très important, au point de constituer la règle. Si les savoirs transmis d’une volée à l’autre de prostituées compatriotes ne constituent pas un savoir systématique et institutionnalisé, il remplit cependant une fonction importante pour le bien-être des femmes migrantes prostituées. Celles-ci se regroupent dans des réseaux d’entraide, certes informels et vulnérables, mais présents. Carine : On apprend à faire la prostitution ? Mariana : Oui, on apprend (elle rit). Je sais que moi j’ai appris, parce que je ne savait même pas mettre un préservatif, voire faire…on apprend à faire semblant, on apprend à faire l’actrice. (…) J’ai tout appris par elle (Madalena). On apprend à faire les actrices, à faire semblant que tout va bien, qu’on sent quelque chose. On apprend à être…parce que quand je suis arrivée ici, même pas un sourire je ne faisais aux hommes. Aujourd’hui j’arrive déjà à rigoler avec. Mais au fond, c’est moi qui sais ce que je ressens, n’est-ce pas, tout ce que je veux est partir de là. Mais oui on apprend, c’est une profession44. Une migration par paliers Migration et prostitution sont deux questions interdépendantes. Les migrations à l’intérieur du pays d’accueil, les migrations internationales Nord-Sud et enfin les migrations entre et à l’intérieur des pays d’accueil ont comme origine la recherche d’une certaine sécurité financière et sociale. Nous pouvons dire la même chose quant à la prostitution. La migration des mes interlocutrices vers la Suisse ne s’est pas faite d’un coup, comme une grande rupture dans la vie de ces femmes qui associerait migration vers la Suisse et prostitution. « Aprende. Eu sei que eu aprendo, porque eu não sabia nem botar um preservativo, quanto mais…agente apprende a fingir, agente aprende a representar. (…) eu aprendi com ela. Agente aprende a representar, a fingir que ta sentindo alguma coisa. Agente aprende a ser…que quando eu cheguei aqui, nem um soriso eu não dava pra um homem. Hoje em dia eu já consigo brincar. Mas no fundo, no fundo, eu sei o que eu estou sentindo, né, louca pra ir embora. Mas agente aprende, é uma profissão. » 44 41 Dans la tentative d’échapper à la précarité, la migration est une stratégie privilégiée. Avant l’entrée dans la prostitution, certaines femmes avaient déjà une histoire migratoire, sinon personnelle, en tout cas familiale. Les familles de Kelly, Rita et Madalena sont originaires de la campagne brésilienne. Les familles ont migré vers les grandes villes à la recherche d’emploi. Kelly elle-même a maintes fois migré dans le but de trouver un emploi dans les boîtes de nuit de diverses villes de son Etat. Certaines informatrices, avant de venir en Suisse, avaient déjà connu d’autres destinations. La Suisse est rarement la seule destination des prostituées brésiliennes. L'Italie, l'Espagne et le Portugal sont d’autres destinations souvent citées. Les femmes sont aussi très mobiles à l’intérieur même de la Suisse. Certaines prostituées peuvent par exemple travailler dans un cabaret en Suisse alémanique pendant la semaine et venir travailler à Lausanne le week-end. Les rues de Lausanne ont pendant longtemps été considérées par les prostituées comme très lucratives. Il y a aussi mobilité d’une modalité de la prostitution à une autre. Par exemple, les femmes qui travaillent pendant la journée dans un salon de massage et la nuit dans la rue. Pour toutes ces raisons il convient de parler d’une migration par paliers. La mobilité est ainsi inhérente à la prostitution. Tant la mobilité spatiale que le vaet-vient entre la prostitution et d’autres modes d’échange économico-sexuel, entre la prostitution et une activité salariée. Mais la prostitution n’a pas été la seule activité des femmes à chaque destination. Luna a travaillé en Suisse dans la prostitution, au Portugal comme prostituée et femme de chambre dans un hôtel, en Italie comme prostituée, aide de cuisine, femme de ménage et en tant qu'épouse selon les époques. Les femmes migrantes effectuent généralement dans le pays, région ou ville d’accueil, les activités socialement considérées comme féminines. Selon Tabet (2004 :135), « cette migration de femmes, qu’elle résulte d’un choix ou d’une contrainte, n’intéresse pas seulement le travail sexuel mais elle concerne, en bloc, toutes les activités ‘féminines’ : le travail d’épouse, de domestique ou de prostituée, et le travail de soins et d’assistance en général ». 42 Troisième Partie : Petit survol de la prostitution dans le Canton de Vaud. « La société qui nous critique est la société qui demande notre présence45 » Kelly Cette partie constitue une partie intermédiaire vouée à présenter au/à lecteur-trice les principales caractéristiques de l’activité prostitutionnelle dans le canton de Vaud. C’est une partie essentiellement descriptive, mais fondamentale pour l’analyse du vécu des prostituées brésiliennes en Suisse. Je m’inspire ici, au-delà de mes observations personnelles, d’un matériel assez hétérogène : rapport d’activité de l’association Fleur de Pavé (2003 et 2004), l’étude d’Agi Foldhazi (2002) sur la prostitution à Genève et à Lausanne et un dossier réunissant les articles de presse sur la prostitution parus dans la presse régionale46 depuis mars 2005. Le travail du sexe e t ses modalités L’activité prostitutionnelle se distingue en plusieurs modalités très différentes entre elles dans les conditions et les contrats de travail, les revenus qui en sont tirés et enfin, dans la relation avec les clients. J’ai recensé pour le Canton de Vaud les modalités suivantes : la prostitution de rue, la prostitution dans les salons de massage, les bars à rencontres, les cabarets, les saunas et les services d’escorte. Dans le Canton de Vaud, les Brésiliennes semblent se concentrer dans la prostitution de rue et dans les salons de massage, moins souvent dans les bars et saunas. Il y a aussi une forte distinction entre ville et campagne. Dans la campagne vaudoise, la prostitution de rue est inexistante, tandis que les bars et cabarets sont nombreux. A Lausanne, les Brésiliennes travaillent surtout dans la rue et dans les salons de massage, la plupart exerçant les deux modalités en même temps. La prostitution de rue est préférée par les femmes qui veulent décider elles-mêmes leurs horaires et rémunération. Certaines femmes m’ont dit aimer la rue car elle est synonyme de liberté. D’autres font état de leur aversion pour le travail dans la rue : la rue est considérée comme dangereuse, les clients comme plus problématiques et la prostituée de rue comme « la pute bon marché ». Les prix pratiqués vont de 100 francs pour un rapport complet à 50 francs pour la fellation. Ceci est un prix conseillé par les « anciennes », car certaines avouent baisser les prix quand la nuit n’a pas été bonne. A Lausanne, la prostitution de rue se concentre à la Route de Genève et à l’Avenue de Sévelin. La Route de Genève abrite encore des restaurants et du commerce, il y a de moins en moins de femmes qui y travaillent. Nous y trouvons des Africaines, Camerounaises et Nigériennes pour la plupart, ou des Suissesses toxicodépendantes. A l’Avenue de Sévelin, zone non habitée où voisinent bureaux et entrepôts, les travailleuses sont nettement plus nombreuses. Les Brésiliennes y sont « A sociedade que nos critica é a sociedade que nos procura. » Surtout les périodiques Le courrier, Le Matin, 24 Heures et Le Temps. Je remercie Hélène Joly, du Centre de documentation sur la vie romande (CDVR), de l’Université de Lausanne, qui a mis ces articles à ma disposition. 45 46 43 majoritaires. Après les vingt deux heures, tout le quartier est pris par la prostitution, des groupes de deux ou trois femmes se posent dans chaque angle de rue et le défilé de voitures de clients est incessant jusqu'à tard dans la nuit. Si la prostitution de rue dans le Canton de Vaud n’existe qu’à Lausanne, les salons de massage sont présents dans toutes les grandes villes du canton. Dans le cadre de mon travail auprès de Fleur de Pavé et pour la présente étude, j’ai pu visiter des salons à Vevey, à Renens et à Lausanne. Les prix dans les salons sont similaires à ceux pratiqués dans la rue. Les salons sont des appartements partagés par deux ou trois femmes qui payent au/à la preneur-euse du bail une taxe journalière pour l’utilisation du local. Souvent, c’est une ancienne prostituée qui sous-loue un appartement. Les taxes journalières peuvent atteindre 100 francs par femme. La plupart des femmes n’habitent pas dans leur lieu de travail. Le client prend connaissance de l’existence du salon par la publicité faite dans les pages érotiques du quotidien Le Matin. Certains salons sont équipés d’un système de vidéo surveillance. Les travailleuses peuvent ainsi voir le client avant qu’il entre dans l’appartement et ainsi éviter les clients « indésirables » (mauvais payeurs, clients saouls, ou policiers en civil). Les enquêtées disent trier les clients selon leur propre « instinct ». Cette pratique de triage existe aussi dans le cas de la prostitution de rue. Les bars et saunas sont considérés comme des lieux de travail plus pénibles par certaines de mes interlocutrices. Tout d’abord, les horaires sont fixes, les femmes ne pouvant pas décider elles-mêmes de leurs moments de travail. En outre, dans ces lieux, c’est à la femme d’aller chercher le client, le convaincre de monter avec elle dans une chambre. Le client vient en principe pour boire un verre ou se relaxer dans le sauna, les travailleuses doivent attirer le client en créant l’illusion de la séduction amoureuse, ce qui demande beaucoup plus d’investissement personnel et du temps. Dans la sauna, les prix sont nettement plus élevés, un rapport complet coûte entre 200 et 300 francs, car la maison prend une commission importante. La clandestinité e t la précarité qui lui est sous-jacente Il existe très peu de Suissesses travailleuses du sexe dans le Canton de Vaud. La plupart d'entre elles sont des toxico-dépendantes. La majorité des prostituées sont des migrantes. Certaines ont un permis de séjour valable, acquis par le mariage avec un Suisse ou avec un ressortissant de l’Union Européenne. D’autres sont « sanspapiers ». Dans le canton de Vaud, contrairement à d’autres cantons, la loi tolère dans la rue les prostituées pourvues du seul permis B. La plupart des Brésiliennes sont des « clandestines », le mariage étant la seule façon pour elles, femmes provenant d'un pays non-européen, d’avoir un permis stable47. Le travail dans la prostitution, même s'il est pratiqué dans un établissement légal, ne les permet pas l'accès au permis de séjour48. J'appelle ainsi les permis donnant droit à un séjour long et permettant aux étranger-e-s de travailler dans toutes, ou presque toutes les branches d'activité. Actuellement, ce sont les permis B, renouvelable chaque année, et C, dit d'établissement, qui ne nécessite pas d'être renouvelé et que l'on acquiert au bout de dix ans dans le même canton ou cinq ans dans le cas des personnes mariées à des Suisses. Le permis F est un permis de séjour à courte durée lié à un contrat de travail. 48 Parmi les migrantes non-européennes, seules les « danseuses de cabaret » peuvent prétendre à un permis de séjour limité dans de temps, huit mois en général. Elles ne sont pas considérées par la loi comme des prostituées, même si, dans la pratique, les frontières sont floues entre la prostitution et la danse érotique. Trois de mes interlocutrices – Kelly, Luna et Rita - ont travaillé comme danseuses de cabaret. 47 44 En effet, les ressortissant-e-s des pays en dehors de l'Union Européenne ne peuvent pas, selon la nouvelle loi sur les étrangers (Letr.), se faire octroyer un permis de séjour en vue d'occuper un emploi, sauf s'ils-elles appartiennent à une catégorie de spécialistes, parmi lesquels on compte très peu de femmes, dans un domaine qui présente une importance économique pour la Suisse. La population qui m'a intéressée n'entre pas dans ce critère. Elles ne pourront séjourner et s'établir en Suisse que dans le cadre du regroupement familial, suite au mariage avec un ressortissant suisse ou étranger possédant une autorisation de séjour ou d'établissement. La plupart de prostituées rencontrées dans le cadre du travail de terrain ne possèdent donc pas d'autorisation de séjour. Jusqu’à récemment, les prostituées « clandestines » qui se faisaient contrôler par la police étaient généralement invitées à quitter le canton, mais pas expulsées, ce qui a valu au canton de Vaud d’être accusé de laxisme par les autorités fédérales. En tout cas, c’est dans le canton de Vaud que se concentrent la plupart des prostituées en situation irrégulière (Foldhazi, 2002 :20). Actuellement, nous assistons à des transformations importantes dans la gestion cantonale de la prostitution. En premier lieu, le canton a adopté une nouvelle loi sur la prostitution qui réglemente les salons de massage. Ceux-ci doivent dorénavant s’inscrire auprès de la police cantonale. En deuxième lieu, les contrôles de police augmentent et donnent lieu à des expulsions du territoire suisse. La politique migratoire pratiquée en Suisse et dans la plupart des pays européens, qui est une politique d'exclusion de tous les non-européens, contribue à a précarité des migrantes prostituées (Pheterson, 2000). Elle augmente aussi leur vulnérabilité face aux abus de certains employeurs ou à la violence. La dureté des politiques migratoires d’un pays entraîne l’isolement et l’invisibilité des migrantes, surtout des prostituées. Si d’un côté, les lois restrictives quant à l’accès à un permis de séjour stable cantonnent les femmes migrantes non-Européennes dans des filières de travail très précaires comme la domesticité ou la prostitution, d’un autre côté, ces politiques contribuent à rendre les conditions de travail dans la prostitution encore plus défavorables. La clandestinité expose les femmes à des risques considérables. En premier lieu, elles vivent avec la peur constante de se faire contrôler par la police et d’être ainsi expulsées du territoire suisse. Elles essayent donc de gagner rapidement un maximum d’argent, avant qu’elles ne reçoivent une lettre d’expulsion, ce qui les fait adopter un comportement à risque : accepter des rapports non protégés, baisser les prix et donc, défier la concurrence ou accepter les abus de clients par peur d’être dénoncées. L’accès à un logement est une autre difficulté. La plupart des femmes ne peuvent pas prendre un bail. Elles ne peuvent donc que sous-louer un appartement ou une chambre. Des nombreux preneurs de bail ou propriétaires sans scrupules peuvent exiger le double, voire le triple, du loyer d'un appartement. Ces personnes, sachant qu’elles ont à faire avec des prostituées clandestines, comptent sur la crainte de ces dernières d'être dénoncées. Cependant, certains abus ont pu être démasqués. Un autre problème est que la clandestinité, couplée la forte concurrence dans le milieu de la prostitution, place les travailleuses du sexe dans un rapport de pouvoir défavorable dans la négociation avec les clients. Les clients n’hésitent pas à 45 marchander les rapports et certaines femmes, surtout les migrantes, sont accusées de céder et casser les prix ou d'accepter de faire plus pour le même prix (par exemple accepter la sodomie, la scatologie ou les rapports non-protégés). Et enfin, un problème que combat depuis dix ans l'Association Fleur de Pavé est le non-accès des femmes aux prestations sociales et sanitaires. Certaines femmes n’ont soit pas accès à l’information, soit ont peur d’utiliser certains services, comme souscrire une assurance maladie, faire des dépistages médicaux. D’autres services leur sont véritablement refusés, car ils comportent un risque d’expulsion. Par exemple, il leur est difficile de porter plainte à police en cas d’agression par des clients ou par d’autres prostituées, ou en cas de conflit avec un employeur-euse. De manière générale, les plus « anciennes » gèrent mieux ces problèmes, puisqu’elles ont déjà constitué une clientèle fixe et un réseau d’entraide en Suisse, et qu’elles ont accumulé des savoirs leur permettant de mieux vivre ici; elles connaissent par exemple les lois et coutumes locales, le fonctionnement des institutions (police, assurances, services sociaux et médicaux). La réglementation de la prostitution par les autorités publiques est étroitement liée à la gestion de l'immigration. La prostitution n'étant pas interdite par la loi, la répression des prostituées prend l'allure de chasse aux sans-papiers. « Bien que le stigmate de putain et les lois anti-prostitution soient principalement des instruments de contrôle social sexiste, ils sont souvent appliqués d’une manière raciste et xénophobe adaptée à des stratégies répressives parallèles, tel le contrôle de l’immigration » (Pheterson, 2001 : 30). Prostitution et clandestinité ont ceci en commun qu'elles révèlent les deux une sorte d'hypocrisie sociale. D'un côté, nous avons une politique migratoire restrictive qui « fabrique » des sans-papiers par des critères d'admission qui excluent les personnes en provenance des pays hors de l'Union Européenne. De l'autre côté, la prostitution est tolérée par la loi, même si elle est socialement condamnée. Le groupe à qui est délégué la prostitution est ainsi le groupe des immigrantes, de la même façon que les migrantes sont déléguées au travail domestique et de soins dans l'économie parallèle. L'utilité économique pour la Suisse du travail des femmes sans-papiers est indéniable. Elles assurent le travail du care, duquel l'Etat s'est désengagé, en palliant ainsi l'impossible conciliation pour les femmes suisses entre travail salarié et travail de reproduction. Sur l'utilité de la prostitution, Pryen affirme: « elle (la prostitution) révèle bien cette 'hypocrisie sociale' concernant le sale boulot jugé nécessaire que l'on feint pourtant d'ignorer comme tel. (…) la prostitution relèverait du 'sale boulot', délégué par l'ensemble de la société à un groupe de femmes (et d'hommes), celui de palier les carences dans les arrangements entre les sexes ou les difficultés dans les relations hommes-femmes » (1999 : 21). J'ajoute à cette proposition le travail effectué par les femmes « clandestines » en général, surtout le travail domestique, parce que par carences dans les arrangements entre les sexes nous pouvons, à mon avis, inclure le non partage des tâches domestiques entre femmes et hommes. Prostitution et travail domestique sont les « sales boulots » que les pays d'accueil réservent aux femmes migrantes. 46 Quatrième Partie : Identités, stratégies et perspectives d'avenir Cette partie traite spécifiquement du vécu des prostituées brésiliennes en Suisse, en se focalisant sur la dimension subjective. Il s’agit ici de dégager comment mes interlocutrices racontent, et se racontent, leur parcours migratoire, pour ensuite essayer de comprendre les perspectives qu’elles peuvent avoir par rapport à leur projet migratoire. Ma démarche a quelques similitudes avec l’étude de Giuditta Mainardi (2003) sur le vécu des brésiliennes en Suisse. Selon elle, sept dimensions structurent le vécu de ces dernières : l'identité féminine, la relation à l’homme, le retour, le travail, les relations sociales, le départ et la relation aux enfants. Elle appelle l’ensemble de ces dimensions le Système Femme et Migration (SFM). Ces dimensions sont bien présentes dans l’étude des prostituées, mais elles sont incomplètes. J’intégrerai donc ici le concept de stigmate, tel qu’il est traité par Pheterson (2001) et Pryen (1999), car il me paraît central pour la compréhension de ce que le vécu des femmes prostituées a de particulier par rapport aux autres groupes de femmes migrantes. Les récits des prostituées qui seront analysés ici englobent diverses dimensions du vécu des prostituées brésiliennes : le rapport au pays d’origine et au pays d’accueil, à la famille restée au Brésil, aux clients, aux hommes non-clients. Il sera aussi question de la perception qu’elles ont de leur travail et des personnes avec qui elles travaillent, autres prostituées ou clients. Je traiterai aussi des appartenances plurielles à divers groupes, appartenances qui structurent leurs récits : appartenance au groupe des femmes, au groupe des Brésiliens-nes du Brésil, des Brésiliens-nes de Suisse, au groupe des femmes brésiliennes, au groupe des femmes brésiliennes en Suisse, celui des prostituées et enfin, celui des prostituées brésiliennes en Suisse. En effet, je conçois les discours de mes interlocutrices comme le reflet d’une identité multiple en mouvement perpétuel. A ce propos, je cite Cardu et Sanschagrin (2002 :89), « l’identité psychosociale est une construction : les représentations qui composent le système identitaire témoignent de l’appropriation subjective de différents groupes sociaux d’appartenance (nation, sexe, profession, âge) ». Cette construction identitaire n’est pas que celle de la migration. Les possibilités d’insertion sur le marché du travail ont aussi leur importance dans ce processus. La déqualification des femmes lors de la migration est équivalente à une perte de statut social. La prostitution, et le stigmate qui l’accompagne, obligent donc à opérer une reconstruction identitaire qui peut être positive ou négative. Comme cela a déjà été dit, cette transition revêt un caractère négatif parce que les femmes exerçant la prostitution dans le pays d’accueil ne sont plus des mères de famille, ou « des femmes bien », mais deviennent des « putains » et sont ainsi rejetées en bas de l’échelle sociale du pays d’accueil. D’un autre côté, la prostitution peut aussi signifier une amélioration des conditions financières des femmes qui l’exercent, apportant ainsi une hausse du statut économique par rapport au pays d’origine. Cette situation ambivalente ressort dans leurs récits. 47 Identité de genre, identité nationale et ide ntité professionnelle J’ai conduit mes entretiens de manière à donner une place importante aux impressions subjectives de mes interlocutrices plutôt qu’aux éléments factuels, par rapport à la migration et à la prostitution. De manière générale, pendant les entretiens, les enquêtées procèdent à des catégorisations. Leur discours est structuré en termes de « Nous » et les « Autres », même si le contenu de ces catégories ne sont pas les mêmes selon les récits. Cette catégorisation est directement liée à la construction identitaire des femmes migrantes. Ainsi, les « Nous » ne sont pas constants, il peut s’agir à un moment donné de « Nous, les femmes », ou « Nous, les Brésiliennes », ou même « Nous, les prostituées ». Dans leurs discours, elles peuvent se rapprocher ou se distancer de ces catégories quand elles l’entendent. Ainsi, les « anciennes » comme Luna ou Madalena montrent plus clairement un rapprochement au groupe des prostituées tout en prenant de la distance par rapport à ce groupe en distinguant « les professionnelles » (Nous, celles qui sont honnêtes, qui ne trompent pas le client, qui utilisent le préservatif, etc.) et « les putes bon marché » (les Autres). La possibilité de réaliser son projet migratoire (accéder à une stabilité professionnelle et financière, avec la possibilité d’intégrer le marché du travail stable) joue un rôle important dans ce processus de catégorisation. Les femmes qui sont le plus proche d’accomplir leur projet, comme Kelly par exemple, racontent de manière beaucoup plus positive leur expérience dans la prostitution. Les oppositions deviennent moins tranchées à mesure que le séjour en Suisse se prolonge et que l’on commence à penser « faire sa vie » dans ce pays. On prend de la distance par rapport aux représentations sociales, parce que l’on ne se sent plus appartenir à un seul groupe, et on assume ses appartenances plurielles. Une identité « féminine ». Une identité « brésilienne » D'autres catégories se sont montrées très pertinentes dans leur construction identitaire. La première, la plus fondamentale même, relève de la représentation de la féminité et de la masculinité. Plus précisément d’une surconformité aux définitions normatives du masculin et du féminin. La féminité est une valeur toujours mise en avant dans les entretiens. La référence à la féminité est toujours accompagnée de comparaisons : on est plus féminine selon que l'on appartient à une catégorie ou à une autre. La féminité va ainsi de pair avec la catégorie de la nationalité. L’identité féminine se construit en parallèle à une identité brésilienne. Dans les discours, les Brésiliennes incarnent tous les attributs de la féminité, au contraire des Suissesses, souvent accusées d’un manque de féminité. Le même constat peut être fait quand les enquêtées parlent des hommes. Les Brésiliens incarnent la masculinité dominante, tandis que les hommes suisses sont en quelque sorte « efféminés ». Madalena : Les femmes ici sont méchantes (elle rit), la plupart. Parce que là bas (au Brésil), ce sont les femmes qui sont bêtes. Ici, ce sont elles qui sont les hommes, ce sont elles qui font la loi. Elles toutes. Eux (les Suisses), ils sont tous des esclaves pour la plupart. Ils souffrent trop les suisses. Je dis les Suisses, parce que la classe 48 des étrangers, Portugais, Espagnols, Italiens, c’est tout la même chose. Sauf si il vit en Suisse depuis plus de vingt ans, parce que cela change leur mentalité. Mais c’est impressionnant, même le toucher, tu sens que le gars est étranger. Le Suisse, bien sûr, il y en a des pourris, mais merci mon Dieu, ceux-là je ne les ai jamais vus. Et si j'en vois un, je l’envois balader. Je ne cherche pas à être gentille, je fais tout vite et voilà il ne revient plus49. Des affirmations de Madalena, et des affirmations semblables dans d’autres entretiens, il ressort qu'il est attribué aux Brésiliens-nes tous les extrêmes : les Brésiliennes sont les plus féminines parmi les femmes, de la même façon que les Brésiliens sont les plus masculins parmi les hommes. En outre, il y a hiérarchisation entre les nationalités « chaudes » et « froides ». Bien sûr, ces représentations sont conformes à des représentations sociales très répandues tant en Europe qu’au Brésil. Elles sont entretenues tant par les enquêtées que, selon elles, par leurs clients qui disent savoir exactement ce qu’ils viennent chercher dans le rapport avec une prostituée : l’opposé de « la Suissesse ». Le tableau ci-dessous résume les adjectifs utilisés par les enquêtées pour qualifier hommes et femmes, Suisses et étrangers. Sexe Suisse Femmes Hommes Méchantes Masculines/peu féminines Froides Gentils Solitaires Soumis Peu viriles Naïves Féminines Chaudes Malhonnêtes Trompeurs Virils Nationalité Brésil (ou autres) Ces représentations peuvent être chargées positivement ou négativement selon le contexte. Par exemple, la virilité masculine est positive, quand il s’agit de parler de sexualité (« les Brésiliens sont de meilleurs amants que les Suisses »), mais elle est aussi négative, quand il s’agit des rapports homme-femme (« les Brésiliens sont des trompeurs »). La seule catégorie à être complètement dans le négatif est celle des Suissesses. En effet, les prostituées brésiliennes ont très peu de contact, dans les premières années qui suivent leur arrivée en Suisse, avec des Suissesses. Seule Kelly dit avoir des amies suissesses. Toutes les autres informatrices reproduisent ce « As mulheres daqui são ‘méchantes’, a maior parte. Porque là não, as mulheres est que são as bestas, né. Aqui elas são os hommens, elas cantam de galo aqui. Todas elas, eles são quase escravos, a maior parte, eles sofrem muito os suiços. Eu falo dos suiços, porque a classe de estrangeiros, portugueses, espanhol, italiano, quase tudo a mesma coise. Só não se ele vive na Suiça a mais de vinte anos, muda a mentalidade dele. Mas é impressionante, até o pegar tu sentes que o cara é estrangeiro. O suiço, logico que tem que não presta, mas graças a Deus esses ainda não apareceram. E si aparessesse uma vez, adeus e pronto. Tu procura não ser gentil mesmo, faz tudo rapido, não terminou pronto, ele sabe que nunca volta e pronto. » 49 49 qu’elles ont entendu dire par les clients qui, selon elles, se plaignent de la trop grande autonomie des Suissesses. Quant aux Brésiliennes, ils se réjouissent de leur gentillesse et de leur féminité, pour ne pas dire de leur soumission, présumées. Etre conforme, ou mieux, se montrer conforme à cette représentation des hommes est une stratégie de travail. Les interlocutrices mettent en avant leur capacité à faire semblant, à « être actrices » devant les clients. C’est ainsi qu’elles peuvent conquérir une clientèle avec qui elles pourront mieux négocier les rapports. Kelly : On dit que le (tarif) normal est cent francs, mais quand on va dans la chambre on dit : ‘chéri, tu ne veux pas rester un petit peu plus ? Tu vois, pour deux cents francs on peut prendre une bière, pour trois cents tu restes une heure. (…) Le client du salon de massage, il te paie trois cents francs pour la fantaisie, une femme en porte-jarretelles et corset, toute maquillée, dans la pose, tu lui fais des câlins (…) je ne supporte pas ça !50 Cependant, quand il s’agit des rapports avec des hommes hors prostitution, ces représentations deviennent problématiques. Si les enquêtés sont d’accord dans le cadre professionnel de « faire semblant », de se montrer gentilles et soumises, elles ne sont plus disposées à l’être avec leur partenaire. Quatre de mes interlocutrices ont pour partenaires stables des Suisses. Elles ressentent très fortement la nécessité d’être indépendantes par rapport à eux, c’est pour cela que certaines continuent à travailler dans la prostitution même après le mariage, malgré les attentes de leur compagnon. Je développerai cette question des rapports hors prostitution plus loin. L'aide économique à la famille La migration et l’envoi d’argent à la famille restée au pays d’origine est souvent assimilée à une migration exclusivement masculine : les hommes migrants accomplissent leur rôle traditionnel de pourvoyeur financier en envoyant de l’argent à leur famille (femme et enfants) restée au pays. Or, les prostituées brésiliennes ne deviennent pas seulement des pourvoyeuses financières pour leur famille restreinte (leurs enfants) mais aussi pour la famille élargie (parents et grands-parents, oncles et tantes, neveux et nièces, cousins et cousines). Cependant, à la différence de la migration masculine, la migration féminine est couplée d’une forte culpabilité par rapport à l’abandon du rôle d’épouse-fille-mère. « Comme toujours dans les périodes de dures épreuves, c’est sur les femmes que retombe la lourde responsabilité de fournir les moyens de subsistance aux communautés en crise, et cela exige souvent de leur part des activités qui, pour leur sexe, sont transgressives, sinon criminelles, notamment la migration et la prostitution » (Pheterson, 2001 : 36). Quand elles sont questionnées sur les raisons qui les ont poussé à migrer, les enquêtées ne mettent pas seulement en avant leur propre stabilité économique, mais aussi celle de leurs proches. Donner un meilleur avenir à leurs enfants, assurer « Quando você fala o normal é cem francos, mas quando você chega no quarto você fala : ‘meu amor, você não quer ficar mais um pouquinho ? Olha, por duzentos francos, agente pode tomar uma cerveja, por trezentos francos, uma hora ! (…) O cliente do salão de massagem, ele ta te pagando trezentos francos pra aquela fantasia, mulher de cinta liga e espartilho, toda maquiada, na pose, e você faz uns carinhos (…)Eu não suporto!” 50 50 la retraite à leurs parents, acheter une maison, payer le traitement médical d’un oncle, payer les études d’un neveu, voilà des arguments souvent mis en avant. Dans la manière de se raconter leur expérience migratoire, les enquêtées se racontent comme les garantes de l’ordre et du bien-être familial. Ce nouveau rôle, elles l’acceptent avec fierté. Si avant elles étaient des femmes dans la difficulté, qui dépendaient de l’aide de leurs proches, elles accèdent avec la migration à un nouvel statut familial, celui de pourvoyeuse financière. Leur travail rend possible la prospérité de leur famille de deux façons. La première, par des aides financières régulières, le plus souvent sous la forme d’envois mensuels d’argent. La deuxième manière est le cumul de capital destiné à un projet qui profitera à toute la famille : l’achat d’une maison, l’ouverture d’un commerce, le paiement des assurances (vie ou maladie) pour des membres de la famille. Mariana : Dès que je peux j’aide ma famille, j’aide de la meilleure manière possible. Tu vois, j'envisage de faire construire une maison, parce qu’on n’a pas une à nous, parce que j’ai dû…ce n’est pas que je n’ai pas encore gagné suffisamment d’argent, mais j’ai un frère malade au Brésil. Tout ce que je gagne, c’est pour lui, je travaille plus pour ma famille que pour moi-même51. Luna : Le premier argent que tu te fait c’est pour te faire belle et pour payer les dettes laissées au Brésil. Parce que moi, je suis partie du Brésil et une semaine après mon oncle a eu le cancer. (…) Tu sais, ce désespoir, je tombais dans le désespoir parce que j’étais ici et je pensais à ma famille. Alors, j’ai commencé à aider, quand j’avais assez d’argent. J’ai commencé à meubler la maison de ma mère, j’ai commencé à aider les uns et les autres. J’aide toujours aujourd’hui. Cet oncle à moi a le cancer depuis cinq ans déjà, mais il va bien, avec tous les traitements, on a trouvé une place pour lui dans un hôpital. Maintenant je l’aide très peu : pour aider dans l’alimentation, ou pour payer les factures d’eau et d’électricité.52. Par rapport à cela, je considère que l’envoi systématique d’argent de la part de ces femmes brésiliennes migrantes à leur famille est une extension du travail de soin et de reproduction socialement attribué aux femmes. Si avant elles étaient confrontées à l’impossible « conciliation » entre travail rémunéré et travail domestique et de soins au pays d’origine, la migration et l’entrée dans la prostitution permettent, même si c’est très péniblement, d’assurer la survie financière de leur famille tout en compensant leur écart par rapport au rôle traditionnel d’épouse-mère. L’argent qu’elles envoient régulièrement au pays d’origine est présenté comme une sorte de rachat de bonne conscience devant leur absence, surtout envers les enfants laissés au pays. Mes interlocutrices ont fait à plusieurs reprises allusion à leur « échec » en tant que mères. « Sempre que eu posso, eu ajudo, da melhor maneira possivel. Assim, eu pretendo fazer uma casa, porque nós ainda não temos…não que eu não tenha ganho ainda dinheiro suficiente, mas eu tinha um irmão doente no Brasil. Eu trabalhava mais pra ele que pra outra coisa, trabalhava mais pra minha familia que pra mim ». 52 « Primeiro dinheiro é pra se arrumar, não, e as coisas que você tem que pagar no Brasil, porque eu sai do Brasil com uma semana depois o meu tio teve cancer. (…) Sabe aquele desespero, eu entreva em desespero quando eu estava aqui e só pensando na minha familia. Ai eu comecei, quando o dinheirinho dava, eu comecei a arrumar a casa da minha mãe, comecei a ajudar um aqui e ali. Até hoje. Esse meu tio esta convivendo com o cancer ja ha cinco anos, mas ele ta bem, com todos os tratamentos. E conseguimos uma vaga no hospital do cancer. Então ele a unica coisa que eu mando agora é pouquissimo. Pra ajudar na alimentação, sabe, pra pagar uma agua, uma luz.» 51 51 Luna : Tout ça je le faisais, parce que je ne pouvais rien faire pour mes enfants, donc je le faisais pour les autres (…) Parce que j’étais une mère qui n’avais rien fait d’autre sinon accoucher de mes enfants53. Cette culpabilité est liée à la question du stigmate. La figure de la prostituée est incompatible avec les représentations sociales de la « bonne mère » ou de la mère tout court. « Le prisme de la prostitution voudrait nous faire croire que les femmes sont soit légitimes soit illégitimes, qu’il est impossible qu’une mère hétérosexuelle mariée soit une putain, et qu’une putain est obligatoirement une non-épouse et non-mère » (Pheterson, 2001 : 20). Dans le cas des « anciennes », l’envoi d’argent est devenu une institution qu’elles n’osent pas remettre en question. Les envois revêtent aujourd’hui pour elles un caractère obligatoire. La famille réclame cet argent et fait savoir à la migrante son mécontentement quand l’argent ne lui parvient pas ou ne parvient pas en quantité satisfaisante. Certaines « anciennes » se disent incomprises de leurs proches. C’est le cas de Kelly qui a dû diminuer l’aide à sa famille quand elle a voulu quitter la prostitution. Son revenu a considérablement baissé depuis et elle n'a pas pu compter sur la compréhension de sa famille, qui ne connaissait pas l'origine de son revenu. Kelly : En une année, je n’ai travaillé que pour ma famille, je n’ai rien voulu pour moi. La majorité des Brésiliennes a ça en tête, aider la famille. Nonante pour cent ne pense qu’à la famille. Et huitante pour cent sont déçues ! Parce que la famille veut toujours plus ! Quand on arrête de donner, ils t’oublient. C’est ça le plus triste ici. Tout le monde a vécu ça, moi-même quand j’ai arrêté, ils m’appelaient : ‘ma fille, l’argent n’est pas arrivé’. Ils n’appellent jamais pour demander si je vais bien, non, c’est rare. (…) Toutes celles qui arrêtent pour avoir un travail normal disent que la famille, quand on aidait, on était tout pour eux, maintenant…ils ne nous donnent de la valeur que quand on a de l’argent54 Les « anciennes » ressentent ainsi un isolement par rapport à leur famille. Elles n'avouent que rarement leur source de revenus et raison pour laquelle elles ne peuvent pas expliquer pourquoi elles n’envoient plus d’argent. Il est important de signaler que la famille restée au Brésil a d’énormes attentes. On considère que le travail dans un pays du Nord est très rentable: elle habite en Suisse, donc elle a beaucoup d’argent. Si c'est le cas de certaines prostituées, qui gagnent beaucoup d’argent, surtout à leur arrivée, ce n’est pas la réalité de la majorité des femmes migrantes. Il est ainsi difficile d’avouer à la famille que l’on ne peut plus envoyer autant d’argent, car la famille a aussi beaucoup investi pour qu’elles aient la possibilité de migrer, en premier lieu par la prise en charge des enfants restés au pays. En outre, raconter ses problèmes, financiers ou autres, à la famille revient pour mes « Tudo aquilo, como eu não podia fazer pelos meus filhos, eu queria fazer pelas outras pessoas. (…) Porqque eu era uma mãe que só botei os filhos no mundo » 54 « Em um ano eu trabalhei duro pra minha familia, eu nunca quiz nada pra mim. Então, a maioria das brasileiras vem com esse pensamento, ajudar a familia. Noventa porcento pensa na familia, e oitenta porcento quebram a cara ! Porque a familia sempre quer mais depois. Quando você para de dar, eles te esquecem. Esse é o mais triste. É uma coisa que todas, até eu, parei de dar, só ligavam, filha, o dinheiro não caiu !, Nunca ligam pra falar assim : você ta bem ?, não, é raro. (…) Todo mundo que para pra ter um trabalho normal, fala : é, a familia, enquanto eu ajudava, eu era tudo, agora…o pessoal só da valor mesmo quando a gente tem dinheiro. » 53 52 interlocutrices à avouer leur échec. Les informatrices préfèrent montrer à la famille que tout va bien, qu’elles ont réalisé leurs projets, surtout par une consommation croissante. Le rôle de pourvoyeuse financière que les prostituées brésiliennes assument en arrivant en Suisse rend la sortie de l’activité prostitutionnelle et l’intégration dans le marché du travail « normal » encore plus difficiles. Stigmates : entre la honte et l’indépendance Comme mentionné plus haut, l’aide à la famille doit donc être comprise dans son rapport à la question du stigmate. L’activité prostitutionnelle est exercée le plus souvent secrètement, parce qu’elle relève de l’illégitimité sociale pour une femme, c’est-à-dire de la distinction socialement admise entre « putains » et « femmes de valeur ». Ceci constitue la base de l’analyse que Pheterson (2001) fait de la prostitution. Une telle distinction enferme toutes les femmes, prostituées ou pas, dans des normes de conduites liberticides. D’après mes entretiens, j’ai pu observer que malgré un discours très revendicatif sur la reconnaissance de la prostitution comme un travail, un métier comme un autre, qui doit être reconnu et pas uniquement toléré, mes interlocutrices font état de leur « honte », en tout cas du malaise qui accompagne l'exercice d'une telle activité. Kelly : Je crois que la prostitution est un travail comme un autre : il y a des horaires, etc. J’aide beaucoup celles qui commencent, parce que je ne crois pas que ce soit une « vie facile » comme on dit. C’est une profession, mais à condition qu'on ait la force de l’assumer. Je suis une prostituée et je ferais tout pour me faire respecter. Et je vais gagner mon argent. Parce que si sur ton papier c’est marqué prostituée, tu es une personne sans valeur. La société qui nous critique est la société qui demande notre présence55. (…) Carine : tu diras à ta fille que tu as été une prostituée ? Kelly : Jamais je n’irais raconter à ma fille ce que j’ai été, jamais. Ce que je peux dire c’est que sa mère a beaucoup souffert pour lui donner de quoi vivre (…) pour qu’elle ne vive pas ce que j’ai vécu. Si elle me demande ce que c’était…mais je ne peux pas le dire ! Je ne trouve pas ça bien, je ne veux pas qu’elle ait ce choc. Peutêtre un jour, quand elle aura plus de vingt ans56. Les paroles de Kelly montrent que si la prostitution est un travail qui doit être respecté, c’est aussi un travail inavouable. Un travail mais aussi un stigmate; nous retrouvons ici le caractère dual que Pryen (1999) prête à la prostitution. Les prostituées brésiliennes sont devant une double condition : en Suisse, elles intègrent les groupes le plus précaires de la population, sont confrontées à la « Eu acho que é un trabalho como um outro. Tem os seus horários…Eu ajudo muito quem começa. Porque eu acho que não é uma ‘vida fácil’ como dizem que é. É uma profissão é, desde que tenha cabeça pra encarar. Eu sou uma prostituta, então eu vou fazer por onde me respeitar. E eu vou ganhar dinheiro disso. Porque se no teu papel é marcado ‘prostituta’, você é uma pessoa sem valor. A sociedade que te critica é a sociedade que te procura. » 56 « Nunca eu vou chegar pra minha filha e falar que eu fui, nunca. O que eu posso falar pra ela é que a mamãe sofreu muito pra te sustentar (…) pra vocè não passar q que a mamãe passou…mas se ela perguntar o que…mas eu nâo vou falar. Não acho legal. Não quero que ela leve esse choque. Pode ser que um dia, quando ela tiver passado os vinte anos. » 55 53 clandestinité, à la discrimination et au stigmate de putain (Pheterson, 2001), tandis qu’au Brésil, elles permettent la survie de leur famille et accèdent à une indépendance financière à laquelle elles n’avaient pas accès avant. Cependant, la source de leur revenu reste inavouable pour beaucoup d’entre elles tant au Brésil, que dans certaines situations en Suisse. L’isolement social dont les prostituées brésiliennes sont victimes est directement lié à ce stigmate. De la même façon, cette dualité qui caractérise l’activité prostitutionnelle rend difficile une construction identitaire positive chez migrantes. Certaines, comme Maiara, me parlent de contradiction entre leur condition d’existence au Brésil et en Suisse. Maiara est la seule à ne pas affirmer que la prostitution est un travail et elle s’efforce de se distinguer des autres prostituées, en mettant en avant ses origines sociales différentes. Maiara : On entre en contradiction, tu vois, avec ce à quoi on n’est pas habituée. Parce que je trouve que beaucoup de gens qui viennent ici ont un niveau social très bas au Brésil. Alors, quand elles sont face à ça, c’est même très bien pour elles, parce qu’elles habitaient peut-être là-bas dans une petite chambre, dans une petite cahute tombant en ruines, elles avaient faim. Ici pour moi, c’est moins que ce que j’avais chez moi, ma maison est beaucoup mieux que celle-là. Alors c’est cette contradiction que je ressens. (…) Je ne considère pas ça comme un travail comme un autre, il y en a beaucoup qui disent ça, mes copines le disent : «ah, aujourd’hui je vais travailler ». Je ne considère pas ça comme un travail. Je le considère comme une honte ! Si je pouvais sortir dans la rue voilée comme ces femmes de ces pays, tu vois, parce que pour moi c’est une honte de faire ça, principalement quelqu’un avec mon niveau, de mon…tu comprends, avec ce que j’ai vécu57. C’est par le mot « honte » que les informatrices expliquent le fait de garder le silence sur à leur activité. Cette position montre bien le caractère problématique de la prostitution : si elle est un travail, elle n’est pas un travail comme un autre, car elle sous-entend une déqualification sociale. Les récits que j’ai pu collecter sont imprégnés de cette contradiction. Les informatrices tiennent souvent des propos contradictoires sur leur activité. Cela n’est pas un signe d’invraisemblance de leur récit, mais le signe de la difficulté à parler de la prostitution. Les caractéristiques de cette activité font qu’elle devient un thème difficile même pour celles qui l’exercent. Les informatrices ont des difficultés à parler d’elles en tant que prostituées, à s’identifier au groupe, parce qu’elles ressentent bien le stigmate de l’activité. De la même façon, il est très difficile pour elles, en tout cas pour les « nouvelles », de s’établir définitivement en Suisse, lieu où elles ont vécu le stigmate. Le stigmate rend également problématique l’intégration des femmes dans le marché du travail dit normal en Suisse. Celles qui ont la possibilité de quitter l’activité prostitutionnelle, parce qu’elles ont eu accès à un permis de séjour valable, doivent « Você entra em contradição entendeu. Com aquilo que você não é habituada. Porque eu acho assim, que muitas pessoas que vem pra ca, tem um nivel social muito baixo no Brasil. Então quando ela se depara com isso, é até bom porque ela morava num quartinho, num barracão, caindo aos pedaços, passava fome…então aqui pra mim é menos do que a minha casa. Minha casa é melhor do que isso. Então é essa a contradiçao que eu sinto. (…) Não, eu não considero como um trabalho como um outro, muita gente fala assim, minhas amigas falam, ah hoje eu vou trabalhar. Eu não considero isso um trabalho. Considero como uma vergonha fazer isso. Principalmente uma pessoa do meu nivel, da minha…você entende, do que eu ja vivi. » 57 54 encore relever le défi de trouver un emploi stable, n’ayant pas d’expérience ni de formation reconnue par les employeurs suisses. Par ailleurs, elles devront toujours cacher leur ancienne activité. Connues de la police, des travailleurs sociaux, des structures médicales comme étant des prostituées, les femmes qui veulent s’établir et travailler en Suisse en dehors de la prostitution se confrontent aussi à divers obstacles. Les rapports aux h ommes ou la différenciation en tre sexualité de travail e t sexualité privée Avant de passer à la question des perspectives d’avenir, j’aimerais m’attarder sur la question du rapport que les prostituées brésiliennes entretiennent avec les hommes, qu’ils soient des clients ou des partenaires, suisses ou étrangers. A ce propos, une première remarque s’impose sur la sexualité des prostituées. Celles-ci distinguent la sexualité privée de la sexualité de travail, relations amoureuses et clients. C’est cette distinction qui est à la base de l’analyse de la prostitution en tant que travail. Les prostituées mettent en avant cette distinction pour faire la preuve de leur « professionnalisme ». Cette différenciation est fondamentale parce qu’elle définit les limites de la profession : ce que l’on fait et ce que l’on ne fait pas avec un client. S’il n’existe aucun code de conduite formel, les informatrices se réfèrent souvent à ces limites. Des limites qui peuvent être plus que le signe de « professionnalisme », des revendications quand à leur santé et au respect de leurs corps : l’utilisation obligatoire du préservatif, la gamme des pratiques autorisées (sodomie, scatologie, fellation, etc.), la pratique d’un prix fixe, etc. Comme je l’ai dit auparavant, ces limites ne sont pas fixes, mais mes interlocutrices les utilisent pour différencier le Nous (celles qui se tiennent à ces limites) des Autres (celles qui acceptent tout). A la différence de la sexualité vénale, les rapports amoureux sont caractérisés par l’absence de limites. La majorité de leurs partenaires non-clients ont été rencontrés lors de l’activité prostitutionnelle. Le plus difficile est alors de bien différencier le client du partenaire amoureux. Certaines informatrices avouent avoir pris des risques, surtout en ce qui concerne le port du préservatif, avec des clients susceptibles de devenir des petits copains. Rappelons que le seul moyen pour ces Brésiliennes d’avoir un permis de séjour valable est le mariage avec un Suisse ou un ressortissant de l’Union Européenne établi en Suisse. Pour beaucoup d’entre elles, le mariage est un objectif à atteindre de toute manière, même si pour cela elles doivent adopter des comportements à risque. Les clients et la sexualité vénale Faute d’avoir fait une enquête auprès des clients58, je ne peux que m'appuyer sur les témoignages que les prostituées brésiliennes donnent de leurs rapports avec eux. Ces témoignages sont certes subjectifs mais ils constituent aussi une source intéressante d’analyse, parce que les clients représentent le premier contact avec le Pour une étude sur les clients, voir Mei Hua (2003); pour une étude sur les clients des prostituées à Genève et à Lausanne, voir Foldhazi (2002). 58 55 pays d’accueil. Ils interviennent aussi dans la représentation des hommes et femmes suisses, mais aussi dans leur propre construction identitaire en tant que Brésiliennes migrantes. Il n’existe pas un « client-type » : les clients appartiennent à tous les groupes sociaux, toutes classes sociales, nationalités ou âges. Cependant, les représentations des prostituées brésiliennes peuvent être en même temps positives et négatives. Si de manière générale les informatrices mettent en avant la gentillesse des clients, elles dénoncent aussi leurs pratiques sexuelles considérées comme malsaines (le sado-masochisme, la sodomie, la scatologie, etc.). Les enquêtées font également une sorte de hiérarchisation par nationalité, les clients suisses étant le mieux cotés : ils payent mieux, sont moins problématiques et plus rapides. Les clients suisses correspondent ainsi au schéma que j’ai présenté (page 43), ils sont gentils mais moins virils que les Brésiliens et des hommes d’autres nationalités. Rita : Ah, il y en a de toutes sortes ! Il y a des super gentils, il y a des brutes, d’un niveau très bas, tu comprends, il y a aussi des clients très propres, à qui tu peux même faire avec plaisir. Mais il y en a avec qui je ne peux pas ! Il y en a avec qui tu ne peux rien faire, tu comprends, si on parle de sexe. Il y en a que veulent t’aider, d’autres qui veulent abuser de toi59. (…) Rita : Il y avait des hommes qui me faisaient peur, Yougoslaves, Turcs, ce sont des races comme ça que tout le monde connaît, mais maintenant ça va60. Kelly : Les Suisses, ils ne causent jamais de problème, c’est très rare, Ce sont de bons clients. Le Suisse il te touche comme ça (elle fait un geste de caresse) Il est gentil, il paie bien et il est rapide. (…) Les pires sont les Yougoslaves. Ce sont de bons à rien. Personne ne les aime, personne ne veut aller avec eux61 Cependant, cette hiérarchie semble s’inverser quand il est question de sexualité, les Suisses deviennent de mauvais amants, avec des goûts et de pratiques jugées trop éloignés de celles des Brésiliens-nes. Certaines interlocutrices montrent une déception par rapport aux hommes et à la vie en couple. Elles se disent beaucoup plus lucides parce qu'elles envisagent les relations homme-femme de façon très différente après la prostitution. Luna : (…) mais j’ai fait des clients que j’ai dû tabasser ! Tu vois cet homme devant toi, en costard et cravate, tu le vois et tu te dis : mon Dieu, c’est un père de famille! Et la plupart ce sont des pères de famille. Quand il arrive dans la chambre, il ne veut pas te faire, il veut que tu lui fasses. J’ai déjà fait caca dans la bouche d’un Suisse. Tu sais, je gagne environ 400 francs si j’urine dans la bouche d’un « Ah, tem de tudo ! Tem assim uns super gentis, te uns mais grossos, mais baixos do que o chão, entedeu, tem uns limpinhos, tem uns que…tem uns que até da pra você fazer com prazer. Mas tem cliente que não da !Tem cliente que não da nem pra você…não da pra fazer nada, entendeu, assim falando de sexo. E assim, tem uns que querem se aproveitar de vo^ce, tem uns que querem te ajudar. Tem de tudo ». 60 « Tinha alguns homens qque me davam meio medo, youguslavo, turco, são raças assim que todo mundo conhece que eu ja levo numa boa. » 61 « Os suiços mesmo, eles nunca dão problema. É muito raro. São bons clientes. O suiço, ele toca assim na gente. Ele é todo gentil, ele paga bem e ele é rapido. (…) Os piores mesmo são os yougoslavos. Não prestam pra nada. Ninguém gosta deles, ninguém pega eles. » 59 56 homme. Tu comprends ? Alors j’ai été très déçue par les hommes en faisant ce travail62. Le travail du sexe sous-entend aussi un travail d'écoute qui peut être, selon les cas, aussi recherché que le simple acte sexuel. Ce travail d'écoute est comptabilisé par les travailleuses du sexe qui, pour la plupart, définissent leurs prix selon le temps consacré à un client. Certaines prostituées mettent ainsi en avant deux caractéristiques de leur travail: les prostituées seraient aussi un peu actrices et psychologues. Elles décrivent les clients comme des hommes en manque d'affection et incompris. Le portrait est en même temps celui de la victime (d'un mariage raté, d'une femme peu affectueuse, etc.) et du frustré sexuel, décrit de façon moqueuse. Kelly : Tous, ils disent : ah, parce que ma femme est comme ça…j’ai un problème ainsi…et c’est avec ça que l’on peut se faire beaucoup d’argent. Ils sont très problématiques, tous ! C’est là qu’on fait ce que je t’ai dit : « chéri, on va prendre une bière » et tu restes une heure avec. Nous sommes un peu psychologues et un peu actrices, un peu de tout ! Parce qu’on utilise la personne, comme le psy, on prend petit à petit son argent en écoutant ses problèmes63. Madalena : Ils font pitié. Ils sont solitaires pour la plupart. (…) Parce que pour eux il est plus difficile de raconter leurs problèmes à un ami qu’à une pute. L’autre jour il y a un qui m’a dit que j’étais sa thérapeute64. Ce travail d’écoute qu’effectuent les prostituées définit la relation entre travailleuses du sexe et clients. Il relève de ce que Stéphanie Pryen (1999 : 22) appelle le savoir coupable. L’auteure le définit comme une connaissance inavouable qui caractérise la relation entre client et prostitué-e-s. Les travailleuses du sexe ont connaissance de la vie familiale et sexuelle du client. Cette connaissance pour jouer en leur faveur, c’est une sorte de protection face à un client et même, comme le montrent les paroles de Kelly, une stratégie pour fixer une clientèle. Rapports sexuels sans échange monétaire direct et relations amoureuses Si, comme le défend Paola Tabet (2004), tous les rapports entre hommes et femmes relèvent de l'échange économico-sexuel, j'appelle rapports sexuels sans échange monétaire direct tout rapport qui ne relève pas de la négociation explicite dans le cadre d'un service prostitutionnel, mais de ce que l'on pourrait assimiler à une relation affective entre deux personnes. Il n'est pas exclu qu'il y ait une forme de rétribution de la part de l'homme contre les services que prêtent les femmes. « Mas eu peguei clientes de eu ter que bater neles. Você vê um homem, de cara pra você, de terno, gravata, você olha pra ele : nossa é um pai de familia ! E muitos são pais de familia. Ai chega no quarto, ele não quer fazer com você, quer que vo faça nele. Eu ja fiz caca na boca de um suiço. Sabe, eu ganhar tipo 400 francos pra eu mijar na boca de um homem. Você ta entendendo ? Então eu fiquei muito desiludida com os homens na verdade foi pelo trabalho. » 63 « Todos eles falam : ah porque minha mulher é isso…eu to com um problema…E é nisso ai que da pra gente tirar. Eles são problematicos e tem muitos ! Nos somos um ouco psicologas, um pouco atriz, um pouco de tudo ! Porque ai você vai usando a pessoa, igual psicologo, vaai tirando dinheiro ouvindo os problemas dela." 64 « Porque eles são dignos de pena até. Solitarios a maior parte. (…) Porque é mais dificil ele contar o problema pra um amigo que pra uma puta. Outro dia um disse pra mim que eu era a doutora dele. » 62 57 Ces rétributions peuvent aller des cadeaux, de l'aide financière à la possibilité de séjourner en Suisse en cas de mariage ou de faire venir les enfants restés au pays. Les relations sexuelles ou amoureuses avec des hommes en dehors de la prostitution relèvent aussi, au-delà du besoin affectif de chacun, de la nécessité pour les brésiliennes désirant s'établir en Suisse de se marier pour obtenir un permis de séjour stable. Pour les prostituées brésiliennes, il est très difficile de faire des rencontres en dehors du milieu prostitutionnel. Cela est dû surtout aux horaires de travail très irréguliers (certaines prostituées de rue pouvant travailler de 20 heures jusqu'à 6 heures du matin). Il est difficile ainsi d'avoir une vie sociale à côté, si ce n'est avec les personnes partageant ce rythme de vie, autres prostitué-e-s et clients. En outre, les rencontres en dehors du monde prostitutionnel ont ce désavantage qu'il faut entretenir constamment le secret sur sa vraie activité. Si les enquêtées distinguent leur sexualité privée de la sexualité de travail, leurs partenaires dans les relations en dehors de la prostitution sont en majorité issus des contacts établis dans la prostitution. Ceci a deux conséquences majeures. Premièrement, il y a toujours un risque que la séparation entre sexualité privée et sexualité de travail ne soit pas bien établie. Dans l’espoir qu’un client devienne un fiancé, les travailleuses peuvent accepter des actes à risques ou des conditions de travail moins favorables. Par ailleurs, il se peut que certains hommes ne soient pas disposés à accepter une relation à long terme avec une prostituée et profitent de la situation. Deuxièmement, quand un client devient un amant stable, il se pose la question de la sortie du métier. Selon mes interlocutrices, la plupart des hommes refusent que les femmes continuent à travailler une fois leur relation officialisée. Elles se plaignent en effet de leurs compagnons trop jaloux. Mais elles ne sont pas prêtes à sortir de la prostitution tant que leur projet migratoire ne sera pas accompli. Nous touchons ici la question des perspectives d’avenir des travailleuses du sexe brésiliennes. Perspectives d’avenir La question des relations amoureuses et du mariage nous conduit à aborder les perspectives d’avenir des prostituées brésiliennes. La prostitution n’est pas une activité où une femme peut « faire carrière ». L’activité prostitutionnelle est beaucoup plus limitée dans le temps que d’autres activités, puisque l’âge joue un rôle très important. Un autre facteur est la croissance des enfants restés au pays. Plus ils grandissent, plus les femmes ressentent la nécessité de les avoir auprès d’elles par peur qu’ils ne s’éloignent de plus en plus d'elles. La question du retour au Brésil est sans cesse posée durant tout le séjour en Suisse. La plupart des prostituées brésiliennes font plusieurs fois l’aller-retour entre la Suisse et le Brésil. A chaque retour au Brésil, la question de la sortie du métier se pose. Il est également très difficile de décider quand on est prête à réaliser son projet, projet qui est en redéfinition constante depuis leur première venue en Suisse. 58 Se réintégrer dans le marché du travail dit normal n’est pas chose facile pour ces femmes qui n’ont aucune formation ni compétence reconnue dans le pays d’accueil. Certaines décideront de reporter leur sortie, parce qu’aucun emploi dans l’économie formelle ne leur garantit les mêmes revenus que la prostitution. Ci après, je traiterai des questions du mariage en Suisse et des perspectives d’emploi dans le marché du travail « normal ». Retour ou re-départ ? Le mariage et le retour dans le circuit "normal" de l'échange économico-sexuel. Si la prostitution est une activité d’une durée relativement courte, les femmes brésiliennes qui travaillent dans ce domaine en Suisse ne retournent pas forcément au pays d’origine une fois qu’elles décident d’arrêter le travail du sexe. En effet, connaissant les disparités sociales entre le Nord et le Sud, entre la Suisse et le Brésil, elles redoutent le retour au pays et la diminution de leurs ressources économiques. Le désir de rester en Suisse prend de la force au fur et à mesure que la réalité brésilienne s’éloigne de leur quotidien. Les enquêtées rêvent de faire venir leurs enfants dans cette « nouvelle réalité » qu’elles croient plus protectrice pour eux. Le mariage est la seule façon de rester légalement en Suisse et de pouvoir faire venir ses enfants. Questionnée sur ce qu'aurait été sa vie au Brésil si elle n’avait pas migré en Suisse, Kelly répond : Kelly : Ma vie au Brésil…j’aurais fini par marier le premier habitant de la favela, j’habiterais à la favela et j’aurais cette vie comme tout le monde ! (…) Je n’ai pas fait d'études, vingt sept ans, qu’est-ce que j’allais faire ? Il n’y avait rien à faire. J’aurais fini par trouver n’importe qui, pour avoir un salaire misérable, avoir encore deux enfants et vivre cette vie misérable de millions de Brésiliens. Ah non, j’ai horreur de ça ! Parce que quand on va au Brésil en vacances, si la famille n’a pas de problèmes, c’est le voisin. Si ce n’est pas le voisin, on allume la TV et voilà, ça suffit. On rigole de ça : « bon, je rentre au Brésil, me faire une chirurgie plastique et prendre un bain de pauvreté, comme ça on rentre en Suisse toute contente ». Alors je donne beaucoup de valeur à mon permis de séjour65. Kelly fait partie de celles que j’ai appelé les « anciennes ». Elle n’envisage plus de quitter la Suisse parce qu’elle a vécu dans ce pays suffisamment longtemps pour s’y adapter et l’apprécier. Elle ne peut plus imaginer de vivre au Brésil, car elle s’est trop éloignée de la réalité brésilienne. Du Brésil, elle garde une image négative, celle du pays où elle a beaucoup souffert. Cette position n’est pas partagée par les « nouvelles », comme Maiara ou Mariana qui, si elles n’écartent pas la possibilité de se marier et vivre en Suisse, disent vouloir rentrer au Brésil. Le mariage avec un Suisse n’est jamais un but avoué de mes interlocutrices avant la migration, sauf dans le cas de Taty qui, comme je l’ai montré, peut être compris « Minha vida no Brasil…eu ia acabar casando com o primeiro nego favelado, tava morando la dentro da favela, levando aquela vida ! Como todo mundo. (…) E eu não tinha estudo, tinha vinte e sete anos, que é que eu ia fazer ? Não tinha nada ! Eu ia acabar arrumando qualquer um, com aquele salario, ter mais dois filhos e viver naquela vidinha de milhões de brasileiros. Então não, eu tenho pavor disso ! Porque quando a gente vai pro Brasil de férias, si não é a familia que ta com rpoblema é o vizinho. Si não é o vizinho, liga a TV : pronto, bastou ! A gente até brinca : bon, eu vou pro Brasil, fazer uma plastica e ganhar uma carga de pobreza, assim a gente volta pra Suiça mais contente. Então eu dou muito valor ao papel que eu tenho aqui. » 65 59 dans la logique du tourisme sexuel. Pour les autres, le mariage devient une option plausible au bout de quelques mois, voire de quelques années en Suisse, quand les femmes commencent à connaître le pays d’accueil et à s’adapter. Cependant, le mariage est plutôt envisagé comme une stratégie car il est vidé de sa dimension romantique. Les informatrices se disent plus lucides par rapport aux relations hommes-femmes et envisagent les hommes comme des partenaires nécessaires pour accomplir leurs projets. Maiara : oui, je pense à me marier, avoir un autre enfant. Mais pas en pensant à un homme comme un homme, parce que si je pense à un homme comme un homme je ne fréquenterai jamais quelqu’un, je n’aurai jamais personne. Alors je vais penser plus à moi et à mon rêve, à ma famille et mon projet. Et pour cela, il me faut un compagnon66. Kelly, Luna et Madalena sont toutes les trois mariées. Kelly et Madalena ont épousé un Suisse, Luna a rencontré son mari en Italie, son actuel lieu de résidence. Kelly a été mariée avec un Suisse et vit actuellement avec un autre homme suisse qui est le père de son enfant. Le premier était un client qu’elle a consciemment choisi pour devenir son mari, et obtenir ainsi un permis. Kelly : ça a été un feeling. Il était très sympathique, il était blond aux yeux bleus, et j’avais très envie d’avoir un bébé blond aux yeux bleus, tu vois ? Et j’avais besoin de papiers. Mais je ne l’aimais pas, je l’ai épousé pour le papier67. Très attachée à son indépendance financière, Kelly a décidé de conserver son activité même après le mariage, décision qui a engendré beaucoup de problèmes avec son mari, qu’elle décrit comme étant un homme possessif et violent. Elle quitte son mari et emménage avec son compagnon actuel, avec qui elle a trouvé un arrangement : elle arrête la prostitution, et il lui donne les moyens pour ouvrir un salon de massage68. Au moment de l'entretien, elle gère deux entreprises, un salon de massage et un cabinet de soins esthétiques. Conserver un pied dans la prostitution lui permet d'assurer le même revenu et le même pouvoir d’achat que la prostitution. Ceci est très important pour deux raisons. La première a trait au fait que la famille restée au pays d’origine attend toujours de recevoir la même aide financière qu’elle a perçue jusqu’alors. Comme nous l’avons vu, il est très difficile d’arrêter l'aide à la famille, car celle-ci maintient une pression constante, mais aussi par peur de la décevoir. La deuxième est que les travailleuses du sexe se sont habituées depuis leur arrivée en Suisse et leur entrée dans le métier à un autre niveau de vie et à des biens de consommation différents. Il n’est pas question d’abandonner l’ancien style de vie conquis avec tant de peine. Kelly : Ca a été comme ça, parce que j’étais habituée à avoir de l’argent. Ma vie a été comme ça, dans ce métier on va chez le coiffeur toutes les semaines, on achète des « Penso em ter uma familia, em casar, ter outro filho. Não pensando num homem como um homem, que si eu for pensar num homem como um homem eu nunca vou namorar, nunca vou ter ninguém. Então, eu vou pensar asssim mais em mim, no meu sonho, na familia, no meu projeto. » 67 « Foi um feeling assim. Ele era muito simpatico, ele era loiro do olho azul e eu era louca pra ter um filho loiro do olho azul, entendeu ? E eu precisava do papel. So que eu não amava ele. Mas eu casei por causa do papel. » 68 Cet homme lui a donné les moyens financiers pour ouvrir son salon de massage, mais il a aussi contracté le bail de l’appartement prévu à cet effet. 66 60 habits toutes les semaines, on ne reste pas dans le besoin, on va et on achète. Parce que la prostituée, elle a besoin de ça, toutes. Elles doivent être impeccables, les ongles faits, les cheveux coiffés, autrement elle n’attire pas le client69. Madalena a aussi rencontré son mari dans la prostitution. Elle entretient une relation ambiguë avec celui-ci. Elle continue le travail du sexe et a transformé son appartement en salon de massage. Son mari est au courant de son activité et prend même part à la gestion du local. Si nous sommes devant une organisation familiale très atypique, il est difficile, par manque d’éléments, d'avancer qu'il s'agit d'un cas de proxénétisme. Madalena met en avant son indépendance et dit avoir eu de la chance d’avoir trouvé un homme ouvert d’esprit, qui ne soit pas jaloux. Elle se dépeint comme une personne forte et comme la « tête » de la famille. Cependant elle avoue sa dépendance par rapport à son mari, qu'elle appelle son « sauveur ». Elle le remercie surtout de lui avoir apporté à travers le mariage une certaine sécurité. Pour « ouvert » que son mari soit, sa position dans leur rapport de couple est plus favorable que celle de Madalena. C’est grâce à lui, ou grâce au fait qu’il est Suisse, qu’elle peut rester en Suisse et continuer à travailler. Madalena : J’ai cherché à faire ce qu’on m’a dit. En nonante jours j’ai trouvé mon mari. J’ai eu de la chance pour ça. Si je n’avais pas rencontré O., je serais rentrée au Brésil, bien sûr, j’étais dans l’insécurité, sans papiers, fuyant la police, en me cachant, n’est-ce pas70. Cependant, toutes les informatrices affirment vouloir arrêter la prostitution aussitôt que leur situation financière le permettra. Il n’y a pas d'autre satisfaction à exercer la prostitution que la financière. Le mariage est la condition essentielle pour cesser cette activité sans devoir rentrer au pays. Les informatrices disent vouloir arrêter quand leurs enfants viendront habiter auprès d’elles. Ainsi, pour Luna, l’importance du mariage réside surtout dans la possibilité de faire venir ses enfants. En se mariant, elle pense assurer leur avenir en les éloignant des problèmes sociaux du Brésil et en leur donnant un environnement de vie plus sûr. Cette conception est commune à toutes les enquêtées. Rappelons que l’impossibilité d’assurer par leur travail au Brésil l’avenir de leurs enfants est un facteur explicatif de la migration et de l’entrée dans la prostitution. Luna : Mon fils, si je ne l’avais pas fait venir, il ne serait peut-être pas en vie. Parce qu’à L. c’est un endroit où la criminalité des jeunes est très grande. Un peu par la faute des parents, un peu à cause de la situation où il est né, un peu à cause de la drogue et de l’alcool, n’est-ce pas. Si je n’avais pas fait venir mon fils, je ne sais ce qu’il serait devenu71. « Foi assim, porque eu estava acostumada a ter dinheiro. Minha vida foi assim, nesse trabalho você vai ao cabeleireiro todo semana, você compraa roupa toda semana, você não passa vontade, você vai e compra. Porque a prostituta precisa disso, todas. Elas precisam estar impecavel, ela precisa estar com a unha bem feita, cabelo, sinão não atrai cliente." 70 « Então eu procurei fazer o que me disseram. E com noventa dias eu achei o meu marido. Foi mais sorte por causa disso. Si eu não tivesse encontrado o O. eu tinha voltado. Claro né, insegura, sem papel, correndo, me escondendo, não. » 71 « Meu filho, si eu não tivesse trazido do Brasil, hoje talvez nem era vivo. Porque em L. é um lugar assim que a criminalidade juvenil est muito alta. Um pouco pelos pais, um pouco pela situação que nasceu, um pouco pela droga e pelo alcool, né. E si eu não tivesse trazido meu filho, não sei o que seria. » 69 61 Le mariage relève ainsi d’un retour au circuit classique des échanges économicosexuels. Ce qui est échangé contre la sexualité et le travail reproductif des femmes est la possibilité de vivre en Suisse, la sécurité, la légalité, la possibilité d’accéder à un travail déclaré et de jouir des protections sociales liées à un emploi formel. Malgré leur expérience d’autonomie financière grâce à la prostitution, les prostituées brésiliennes qui se marient et arrêtent l’activité retournent par le mariage dans un rapport de pouvoir défavorable. Leur seule légitimité d’être en Suisse est en tant qu’épouse, et conscientes de cela, elles s’efforcent de faire durer leur mariage le temps nécessaire pour accéder au permis C, permis nonconditionné par le mariage72 et obtenu au bout de cinq ans. L’obligation de se marier pour obtenir un permis de séjour entraîne, certes, une relation très utilitariste envers son conjoint. Cependant, ceci n’exclut pas que ces femmes ont choisi leurs compagnons selon d’autres critères (la sympathie, l'apparence, les affinités) qui leur permettent de les apprécier et même de les aimer. La prostitution se différencie des autres formes d’échanges économico-sexuels, comme le mariage ou le tourisme sexuel, par l'inexistence d'une relation affective. Dans le mariage, l’échange n’exclut pas la dimension affective de la relation et les termes de l’échange sont implicites, voire niés par les acteurs sociaux. Dans la prostitution, les termes de l’échange sont explicites et la relation entre les acteurs sociaux est, habituellement, dépourvue de toute dimension affective. « Quitter le métier » : la « réinsertion » dans le marché du travail légitime ou le retour à la précarité? Au terme du présent travail, je souhaiterais interroger le phénomène de sortie de la prostitution. Nous sommes devant une question trop souvent traitée comme une évidence. La sortie de la prostitution est en effet majoritairement conçue comme nécessaire et souhaitée par les femmes en question. Mais que gagnent les travailleuses du sexe en quittant leur activité ? Il convient de se demander pour quelles raisons les prostituées sortent de la prostitution et quelles sont les conditions nécessaires pour cette sortie. Pour commencer, il est nécessaire d’interroger la notion de « réinsertion » appliquée aux politiques sociales visant la population des travailleuses du sexe. « (…) la réinsertion ne peut que se heurter à ce que l’on a désigné plus haut comme la pertinence économique de l’option prostitutionnelle. Compte tenue tant de la fermeture du marché des emplois peu ou pas qualifiés que du faible niveau de formation professionnelle de l’écrasante majorité des prostitué-e-s, qui leur interdit d’espérer trouver dans l’emploi ‘normal’ un niveau de revenus comparable à celui qui est le leur sur le trottoir, les invitations à la réinsertion ne recueillent en général que l’indifférence » (Mathieu, 2002 : 72). Je rejoins le propos de Lilian Mathieu en ce qui concerne l’étude des prostituées brésiliennes dans le canton de Vaud. Si le mariage permet légalement aux Brésiliennes de travailler dans le marché formel, et sortir ainsi de la prostitution, ceci ne veut pas dire qu’elles échappent à la précarité. Le marché du travail suisse ne réserve, comme je l’ai dit plus haut, que très peu de branches d'activité aux 72 Le permis C a’acquiert après 5 ans de mariage avec un ressortissant suisse ou européen, cependant les immigrant-e-s qui possèdent le permis C ne sont pas obligé-e-s de rester mariés pour garder leur permis, différemment du permis B qui est annulé en cas de divorce. 62 migrantes. Ces emplois correspondent aux plus précaires et vulnérables : la domesticité, la vente, les soins, la restauration, l'hôtellerie, etc. En outre, la population étudiée dans le présent travail ne dispose pas d’une formation ni d’expérience de travail reconnue en Suisse. Les enquêtées s’inquiètent aussi de leur âge. Leur jeunesse passée dans le travail du sexe, certaines d’entre elles comme Luna et Madalena atteignent la quarantaine sans remplir les critères (âge, formation, expérience) demandés par les employeurs. C’est pour cette raison que la sortie de la prostitution est souvent retardée même après le mariage. Cette sortie se fait en plusieurs étapes, comme chez Kelly qui bien que n’étant plus une prostituée est toujours liée à ce milieu par son salon de massages. Il peut y avoir des allersretours, comme dans le cas de Luna qui essaye d’arrêter la prostitution en Italie où elle habite avec son mari, mais qui fait des voyages réguliers en Suisse en vue d'exercer cette activité. La sortie du métier est ainsi conditionnée aux possibilités de trouver un emploi stable de la même façon que l’entrée dans la prostitution a comme facteur explicatif le processus de désaffiliation. Rita : Je veux arrêter (la prostitution) pendant que j’ai encore le temps. Je ne veux plus faire ça, jamais ! Selon moi, ou je me marie ou je retourne au Brésil. Si je me marie ici j’aurai une vie normale. Je préfère travailler comme femme de ménage, comme baby-sitter, qui sont les seules choses que l’on peut faire ici, ou dans un magasin, mais pas plus73. Luna : Parce qu’à 39 ans, on n’a plus de travail. Ils (les employeurs) aiment prendre des jeunes qui sont formés, pour faire carrière dans l’entreprise et qu’ils peuvent payer moins au début74. Après la prostitution, les problèmes de départ rencontrés au Brésil subsistent pour la plupart des prostituées brésiliennes en Suisse. La précarité existe aussi dans le pays d’accueil. Face à l’incertitude de trouver des conditions et des satisfactions suffisantes dans une autre activité, la sortie de la prostitution n'est pas envisagée de manière définitive. La preuve de cela est le parcours même que les informatrices ont dû suivre pour quitter la prostitution, parcours caractérisé par les allers-retours ou le cumul de deux activités, une avouée et légitime et une autre cachée, la prostitution. Si le stigmate qui pèse sur l’activité prostitutionnelle les pousse à vouloir à tout prix quitter le travail du sexe, aucune d’entre elles n’exclut la possibilité d’exercer à nouveau l’activité si leur condition financière venait à se péjorer. Le Brésil, comme la plupart des pays européens, a choisi une politique de répression du « trafic des femmes » couplée à la volonté de « réinsertion » des travailleuses du sexe sur le marché du travail dit normal (Jesus, 2003). Une note du Conseil économique et social des Nations Unies défend que la meilleure façon de lutter contre ce que le conseil appelle le trafic de femmes soit la création d’emplois. « Il faut s’attaquer aux causes fondamentales de leur vulnérabilité économique par une action internationale également. On affirme que l’introduction de mesures juridiques réprimant la traite devrait être associée à des efforts visant à relever les revenus des femmes, par exemple des « Eu quero parar enquanto é tempo, não quero mais fazer isso futuramente, de jeito nenhum ! Pra mim, ou si eu não casar, eu volto pro Brasil. Si eu casar aqui, eu vou ter uma vida normal. Prefiro trabalhar de faxineira, cuidar de criança, que é isso que a gente tem pra trabalhar aqui, ou em loja, mas mais do que isso… » 74 « Porque com 39 anos, não tem emprego. Porque eles gostam de pegar pessoas assim que elas se formam, pra ter sustento na empresa e que começam ganhando menos ». 73 63 programmes de création d’emplois ciblés sur les pays d’origine, en particulier les régions le plus pauvres, où les jeunes femmes sont les plus exposées aux griffes des trafiquants » (Nations Unies, 2004). Je ne reviendrai pas sur la critique formulée auparavant sur la grille d’analyse de la prostitution en termes de « trafic de femmes ». J’aimerais finir mon travail sur la question de la création d’emplois. Une réflexion en termes de genre sur la prostitution doit intégrer les possibilités pour les femmes de trouver un emploi. Mais pas seulement. Une politique qui vise à généraliser le travail sur appel, à temps partiel et l’économie informelle renforce la précarité. Il convient de se demander quels emplois et dans quelles conditions. Une vraie politique de réinsertion doit proposer des emplois avec contrat à durée indéterminée associés à des conditions de travail équivalentes à celles de la majorité de la population, ainsi que des possibilités de terminer une formation. Dans les pays du Nord, cela signifie aussi que les gouvernements doivent donner la possibilité aux travailleurs-euses immigré-e-s d’accéder à des emplois stables, tout en permettant leur séjour légal. La réinsertion des travailleuses du sexe dans le marché du travail classique n’aura de sens qu’une fois que les politiques sociales auront comme priorité la sortie d’un d'un système qui obéit aux règles de la division sexuelle, sociale et internationale du travail. Selon Paola Tabet (2004), cette division inégalitaire constitue la base de la domination masculine. La prostitution est une activité traditionnellement féminine et en tant que telle elle relève d’un système où subsiste l’accumulation des richesses dans les mains masculines. « Nous nous trouvons face à un métier féminin traditionnel, inséré dans les rapports de classe entre hommes et femmes. Un travail ‘de femmes’ - quel que soit leur pouvoir de négociation - qui engage avant tout et même exclusivement leur corps, un travail en définitive lié aux données fondamentales des rapports de sexe : le défaut d’accès aux ressources, aux outils et aux moyens de production, le roc solide de la domination masculine » (Tabet, 2004 : 106). 64 Conclusion L’objectif du présent travail était d'aborder le phénomène prostitutionnel à partir d'une approche qui met la question du travail au cœur de l’entrée dans la prostitution des femmes brésiliennes. Ce faisant, j'ai été amenée à m'intéresser à leur migration. J’ai voulu partir du récit des travailleuses du sexe pour déceler dans quels termes elles expliquent leur parcours : manques, attentes, projets, défis. Ces récits sont traversés par la recherche de moyens d'atteindre une situation financière stable leur permettant de subvenir à leurs besoins personnels et à ceux de leur famille. Davantage que la contrainte directe ou le dénuement total, ce que les informatrices ont mis en avant c’est leur projet de vie : un projet qui leur apporterait la prospérité financière ainsi qu'à leur famille. Leurs récits montrent également la crainte de « tomber » dans la pauvreté, ils sont ainsi empreints du processus de désaffiliation. Je crois avoir pu démontrer que ce processus est un élément explicatif important tant de la migration que de l’entrée dans la prostitution. La prostitution demeure une question polémique qui fait couler beaucoup d’encre, mais la parole des prostituées ne figure pas pour autant dans la plupart des écrits sur la question. Les récits de mes interlocutrices font état d’un processus vers l’exclusion. Le point de départ de leur récit est l'impossibilité d'occuper un emploi stable et formel, étant donné les obstacles que sont la prise en charge des enfants et le manque de formation, et de garantir par le travail salarié au Brésil leur bien-être ainsi que celui de leurs enfants et de leur famille. Il faut rajouter à ces éléments les nouvelles modalités de travail atypiques en vogue qui vulnérabilisent les travailleurs et surtout les travailleuses. La migration et la prostitution doivent ainsi être considérées comme des tentatives d'échapper à la précarité. Par l'activité prostitutionnelle qu'elles exercent en Suisse, les informatrices essaient d’accumuler du capital pour réaliser leurs projets. Cependant, leur établissement en Suisse est rendu difficile, car les dispositions légales sur l'immigration leur nient l'accès à des autorisations de séjour. Le mariage avec un Suisse ou un ressortissant de l'Union Européenne en possession d'un permis de séjour valable est le seul moyen pour elles de s'établir en Suisse. Par ailleurs, même en possession d'une autorisation de séjour, les prostituées brésiliennes demeurent dans une situation de précarité sur le marché du travail en Suisse, car il leur est réservé des branches d'activité précaires et des conditions de travail défavorables. Pour cette raison, la sortie de la prostitution est souvent reportée. La question de l'entrée et de la sortie de la prostitution est ainsi liée aux possibilités d'occuper un emploi formel. L'étude des prostituées brésiliennes dans le canton de Vaud nous permet ainsi de percevoir l'articulation entre le genre, le travail, la migration et la prostitution. Le système de genre réserve aux femmes le travail de reproduction et de soins. Sur le marché de l'emploi, cela se caractérise par l'occupation d’emplois précaires. La migration et la prostitution constituent des stratégies pour échapper à cette précarité et à la dépendance à l’égard d’autrui. 65 Il subsiste néanmoins des questions que je n'ai pas été en mesure de traiter dans le cadre de ce travail, mais qui constituent une grille d’analyse importante pour comprendre la migration et la prostitution. Le contexte économique et institutionnel international dans lequel la migration en vue du marché du sexe prend son sens doit aussi être analysé. La précarisation de travailleurs et surtout des travailleuses prend racine dans des phénomènes d’ordre global tel le néocolonialisme, l’application de politiques néolibérales, les termes inégaux d’échange entre le Nord et le Sud, et enfin, l’ingérence des institutions internationales comme le Fond Monétaire International, la Banque Mondiale ou l’Organisation Mondiale du Commerce sur les politiques économiques et sociales des pays du Sud (Tabet, 2004 : 137). Ainsi, la compréhension de la migration féminine et de la prostitution implique une analyse non seulement de la situation qui précède la décision de partir (prise en charge des enfants, précarité, risque de pauvreté) mais également du contexte qui rend la migration souhaitable (les disparités Nord-Sud, le tourisme international, les politiques nationales et internationales inégalitaires). Selon Paola Tabet (2004 : 139), la migration des femmes se situe au point d’intersection entre quatre facteurs: la domination masculine et les rapports de sexe; les décisions, objectifs et attentes des femmes; l’économie locale, nationale et internationale; et enfin, les politiques nationales et internationales qui assignent les femmes à la place spécifique des femmes (2004 : 141) et qui les enferment, plus souvent que les hommes, dans des rapports et des conditions de travail très défavorables. Si toutes ces dimensions constituent déjà des thèmes classiques des travaux des féministes, leur application à la thématique de la prostitution est moins répandue. L’intégration de la question du travail féminin et de sa précarisation par les politiques économiques nationales et internationales peut constituer un renouvellement de l’analyse féministe de la prostitution. Et un renouvellement fructueux parce qu’il permet aux chercheuses, aux migrantes et aux travailleuses du sexe d’avoir des revendications communes: une division sociale et internationale du travail plus égalitaire. 66 Bibliographie : ABRAMO, Lais (2004) Desigualdades e discriminação de gênero e raça no mercado de trabalho brasileiro e suas implicações para a formulação de uma politica de emprego. Brasilia, OIT. [en ligne: www.ilo.org] AMARA LUCIA (1984) A dificil vida facil. A prostituta e sua condição. Petropolis, Vozes. ALEXANDER, Priscilla (1987) Prostitution: Still a difficult issue for feminists. 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Pendant toute l’enquête de terrain, j’ai constitué un journal où ont été notées mes impressions. - Février-mars 2005 : constitution d’un dossier de presse avec les articles récents parus dans la presse vaudoise sur la prostitution dans le canton. Je remercie Hélène Joly, du Centre de documentation sur la vie romande - CDVR, qui a mis ses archives à ma disposition. Consultation de la littérature sur le sujet. - Mars 2005 : prise de contact avec P.C., journaliste du journal 24 heures, qui a écrit plusieurs articles sur la prostitution dans le Canton de Vaud. - Le 1er avril 2005 : entretien avec un agent de la Police cantonale chargé de la question de la prostitution. - Le 5 avril 2005 : je participe à une permanence-essai de l’Association Fleur de Pavé. Je commence mon travail comme intervenante bénévole auprès de l’association au rythme de 2 permanences par mois. - Le 17 mai 2005 : participation au programme « femmes à pieds nus ». Je fais la connaissance de Lucimar. Elle m’accorde un entretien exploratoire. - Entre mai et juillet 2005 : entretiens avec les sept travailleuses du sexe, dans l’ordre chronologique, Kelly, Luna, Madalena, Mariana, Rita, Taty et Maiara. 71 Annexe 2 : Les interlocutrices Prénom fictif Age Emplois avant prostitution Enfants Etat civil Statut légal Dans la prostitution depuis En Suisse depuis Kelly 32 ans Vendeuse, réceptionniste, danseuse de cabaret 2 (en Suisse) Divorcée Permis B 14 ans 8 ans Luna 40 ans 3, dont 2 au Brésil Mariée (Italie) Autorisation de séjours en Italie 12 ans 4 ans (résidence principale en Italie) Madalena 52 ans Couturière, femme de ménage, vendeuse, surveillante, manucure et coiffeuse Employé de l'Etat 2 dont 1 en Suisse Mariée Naturalisée 25 ans 25 ans Mariana 29 ans Coiffeuse, manucure. Etudes pour devenir infirmière 1 au Brésil Célibataire Irrégulière 3 ans 3 ans Rita 25 ans Vendeuse 1 au Brésil Célibataire Irrégulière 4 ans 5 ans Taty 27 ans Sans emploi 1 au Brésil Veuve Irrégulière 6 mois 6 mois Maiara 30 ans Stagiaire en droit 1 au Brésil Célibataire Irrégulière 6 mois 6 mois 72 Annexe 3 : La grille d’entretien Voici la grille d'entretien en Portugais et en Français. Les entretiens ont été effectués uniquement en Portugais. Suite aux lectures effectuées, j'ai élaboré une grille d'entretien qui reprend les thématiques explorées par les auteur-e-s cité-e-s et les questions que j'ai considérées comme importantes. J'ai utilisé la grille d'entretien ci-dessous plutôt comme un guide que comme une liste de questions à être absolument posées. Sur le terrain, les entretiens se sont révélés très différents les uns des autres, la grille ne fonctionnant ainsi que comme un point de départ pour les entretiens. No Brasil/Au Brésil: Trabalho/Travail: 1- O que fazias no Brasil? /Que faisais-tu au Brésil? 2- Ja tinha exercido o mesmo trabalho no Brasil? Como era? Como começou à exercê-lo?/Avais-tu déjà effectué le travail du sexe au Brésil? Comment c’était? 3- Quais escolas frequentou? /Quelle est ta formation ? 4- Que outras professoes teve? /Quelles autres professions as-tu eue? 5- Quais dificuldades tinhas? /Quelles étaient tes difficultés? 12312- Relações sociais e familia/ relations sociales et la famille: Como era sua relaçao com a sua familia? /Comment était ta relation avec ta famille? Tem filhos? Onde estao? Eles sabem do seu trabalho? /As-tu des enfants? Où sontils-elles? Est-ce que tes enfants connaissent ton activité? Eles te fazem falta? / Est-ce qu'ils-elles te manquent? Os homens e os clientes/les hommes et les clients: Como eram os clientes no Brasil? /Comment étaient les clients au Brésil? E os homens em geral / Et les hommes en général? A migração/ La migration 1- Porque decidiste partir?/Pour quoi as-tu décidé de partir? 2- Como foi a vinda para a Suiça? Por que a Suiça?/ Comment s’est déroulé ta venue en Suisse et pourquoi la Suisse? 3- Como reagiu a sua familia? / Comment a réagit ta famille? 4- O que te faz falta? / Qu'est-ce que te manque le plus? 5- Quais os interesses aqui? / Quels sont tes projets ici? 6- Você pensa em voltar? Porque? /Penses-tu rentrer au Brésil? 7- Como foi o começo na prostituição aqui na Suiça?/ Comment s’est déroulé le début de la prostitution en Suisse? A Suiça/La Suisse 1- Como é a Suiça pra você?/ Comment trouves-tu la Suisse? 2- Você acha dificil a vida aqui? Quais as suas dificuldades? / As-tu rencontré des difficultés? Lesquelles? 3- Como é a prostituição aqui? / Comment est l'activité prostitutionnelle en Suisse? 4- Como são os clientes na Suiça? /Comment sont les clients en Suisse? 5- Quais são as dificuldades da profissão aqui? Quelles sont les difficultés du métier? 6- Quais são os pontos positivos? /Quels sont les points positifs? 7- Como são as outras professionais brasileiras? E as outras nacionalidades? /Comment sont les autres travailleuses du sexe brésiliennes? Et les prostituées appartenant à d’autres nationalités? 73 8- Sua familia sabe o que fazes aqui? Você ajuda a familia? Sua contribuição é importante? / Ta famille connaît-elle ton activité en Suisse? Est-ce que tu l’aide d'une certaine façon? Ta contribution, est-elle importante? A sexualidade/ La sexualité: 1- Como foi a sua primeira vez no trabalho? /Comment s’est déroulé ta première fois comme prostituée? 2- Tem difference de transar com um cliente e com um namorado? Quais?/Existe-t-il des différences entre le sexe avec le client et le sexe avec un amant? 3- Como é o sexo com os clientes? /Comment c'est le sexe avec les clients? 4- Como sao os homens suiços? E as mulheres suiças? /Comment tu trouves les Suisses ? Et les Suissesses 5- A prostituiçao é um trabalho que se aprende? Como você aprendeu? /La prostitution est un métier que l'on apprend? Comment tu as appris? 6- Este trabalho lhe trouxe satisfaçao pessoal ou financeira? /Ce travail t'a apporté de la satisfaction, personnelle ou financière? 7- O que esperas de um homem? /Quelles sont tes attentes par rapport aux hommes? O futuro/L'avenir: 1- Como vê o seu futuro? Aqui? No Brasil? Em qual metier? /Comment tu perçois ton avenir? Ici ou au Brésil? Dans quel métier? 74 Annexe 4 : Tableaux cités dans le texte Termes et abréviations : - PNAD (Pesquisa National de Amostra de Domicilio) : recensement fédéral de la population effectué tous les deux ans. Sans liens de parenté : personnes sans lien avec une famille vivant dans le même logement. Les nouveaux arrangements familiaux sont de plus en plus fréquents au Brésil. Ils sont souvent une expression de l’entraide : amis habitant sous le même toit, filles de la campagne qui veulent étudier en ville et effectuent des travaux ménagers contre un logement, etc. Non-rémunérés : personnes exerçant un métier sans être rémunérées. Par exemple, les femmes et enfants d’agriculteurs travaillant dans le domaine familial sans recevoir de salaire ou travaillant dans la propriété d’un particulier, mais dont le salaire est versé seulement au/à la chef-fe de famille. SM : salaire minimum. - - - Tableau 1 OccupéEs par secteur d'activité en 1995 en % Secteur Agriculture Industrie Commerce de biens Prestation de services Serv. aux. de l'act. économique Transports et communication Service social Administration Autres Total en millions % Hommes Femmes 28.4 26.4 13.3 12 3.5 5.6 3.6 5.1 2.1 41.9 100 22.5 9.3 12.8 29.8 2.9 0.8 16.3 3.9 1.7 27.8 100 Source: Bruschini 1998:10, PNAD 95. Tableau 2 Taux d'activité féminine, selon position dans la famille Position dans la famille Taux d'activité 1980 1990 Cheffes Conjointes Filles Autres Sans lien de parenté 43.3 20 27.3 23.3 74.9 51.2 37.6 36.2 28.1 80 Total des femmes 26.5 39.2 Sources: Bruschini 2004. PNAD 1990. 75 Tableau 3 Pourcentage de personnes employées dans les créneaux féminins plus précaires en 1995 Position dans l'emploi sexe quelques caractéristiques de l'activité féminine Hommes % Femmes % 0.8 17.2 Travailleurs-euses domestiques 58% travaillent dans les prestations de services 52% ont moins de 19 ans 92% travaillent chez l'employeur 90% gagnent moins de 2 SM Non rémunéréEs 8 13.1 82% n'ont pas de Carteira de Trabalho 41% travaillent dans l'agriculture et 14% dans le commerce 70% ont moins de 19 ans et plus de 60 ans Auto consommation 1.9 9.3 70% travaillent à la ferme 41% travaillent dans l'agriculture 37% ont plus de 60 ans Source: Bruschini 1998:16, PNAD 95. Tableau 4 Distribution des hommes et des femmes en positions précaires Total et quelques indicateurs Total d'hommes en positions précaires Total de femmes en positions précaires Travailleuses domestiques *Sans Carteira de Trabalho *Gagnent jusqu'à 2 SM Sans revenu Auto-consommation 1993 11.2 40 16.6 1998 10.1 36.4 16.9 83.9 96.5 13.5 9.9 76.4 88.5 11.4 8.1 Sources: Nogueira, 2001:111, FIBGE/PNAD Tableau 5 Proportion de travailleur-euses dans des postes précaires en 2001 Belo Horizonte Distrito Federal Porto Alegre Recife Salvador São Paulo Hommes 31.5 24.4 30.7 38.7 35.8 31.1 Femmes 43.3 38.3 39.8 52.8 50 42.7 Sources: Moreira de Carvalho (2002:129), DIEESE, 2001 Tableau 6 Taux de chômage par sexe et "race" en 2001 blancs noirs Hommes femmes hommes blancs blanches noirs 5 8.4 5.6 7.5 4.4 7.2 5.8 Sources: Abramo, 2004:10, PNAD 2001 hommes femmes femmes noires 10 76 Annexe 5 : Autres tableaux Tableau 7 PEA par sexe et revenu mensuel en 1995 Classe de revenus 1995 Hommes Femmes 16.4 20.1 27.5 12.1 9.3 13.3 1.4 44.2 100 26 19.1 18.6 7.1 4.2 24.1 0.9 29.9 100 Jusqu'à 1 SM 1 à 2 SM 2 à 5 SM 5 à 10 SM Plus de 10 SM Sans revenu Sans déclaration Total en millions % Source: Bruschini, 1998:21, PNAD 1995 Tableau 8 OccupéEs par secteur d'activité et position dans l'emploi position dans l'emploi SalariéEs Travailleurs-euses domestiques IndépendantEs Employeurs-euses Non-rémunéréEs (mio) % % % % % % Total Sexe et secteur d'activité Hommes Agriculture Industrie Commerce Prestation de service Services auxiliaires de l'activité économique Transports et communications Social Administration publique 41.8 11.9 11 5.5 5 1.4 2.3 1.5 2.1 100 100 100 100 100 100 100 100 100 57.4 35.8 72.8 51.3 49.4 52.5 68 85.5 99.8 0.8 7 - 26.5 32.9 19.4 33.8 32.5 35.5 28.5 8 - 5.2 4.2 4.8 9.3 6.5 11 2.7 4.5 0.1 8 21.5 1.7 5.6 4.5 1 0.8 2 0.1 Femmes Agriculture Industrie Commerce Prestation de service Services auxiliaires de l'activité économique Transports et communications Social 27.7 6.2 2.5 3.4 8.2 0.8 0.2 4.5 100 100 100 100 100 100 100 100 41.8 8.3 77.9 44.6 13.2 66.8 92 92.4 17.2 57.7 - 16.6 9.5 11.3 36.3 23.9 24.2 2.7 4.9 1.9 0.5 3.6 4.9 1.4 5.3 2.7 1.3 13.1 41 6.3 14.1 3.8 3.7 2.5 1.4 1 100 99.4 - 0.1 0.3 0.2 Administration publique Source: Bruschini 1998:13, PNAD 95. Tableau 9 OccupéEs par position dans l'emploi Position dans l'activité SalariéEs Travailleurs-euses domestiques IndépendantEs Employeurs-euses 1993 1995 Hommes Femmes Hommes Femmes 58.6 0.7 25.4 4.9 42.7 16.6 15.8 1.5 57.4 0.8 26.5 5.3 41.9 17.2 16.6 1.9 77 Non-rémunéréEs Auto-consommation Total (mio) % 8.6 1.9 40.6 100 13.5 10 26 100 8 1.9 41.9 100 13.1 9.3 27.8 100 Source: Bruschini, 1998:12, PNAD 95 Tableau 10 Revenu des travailleur-euses par secteur d'activité en 1995 en % Sexe et secteur d'activité Classes de revenu (par SM) jusqu'à 2 SM 2 à 5 SM 5 à 10 SM plus de 10 SM Sans revenu Sans déclaration Hommes Agriculture 40 28.1 12 8.3 10.3 1.2 55 11.2 2.6 1.7 27.9 1.5 Industrie 33.4 38.4 14.7 8.7 3 0.9 Commerce de biens 38.4 31.5 13.3 9.9 5.7 1.1 Prestation de services 42.5 34.1 12.6 5.1 4.8 0.9 Serv. aux. de l'act. économique 23.7 25.8 19.6 27.5 1.1 2.4 Transports et communications 22.2 44.7 20.9 10.6 0.9 0.8 Social 28.9 28.5 19.4 19.6 2.3 1.4 Administration publique 28.9 34.8 19.8 15.3 0.2 1 Autres 26.5 17.3 24.1 28.9 0.6 2.5 Femmes 47.9 18.5 6.6 3.5 22.7 0.8 Agriculture 16 1.2 0.2 0.1 81.9 0.6 Industrie 49.1 30.7 7.5 4.5 7.2 1 Commerce de biens 47.4 25.8 7.9 3.5 14.2 1.1 Prestation de services 77.9 13.7 2.5 0.8 4.5 0.6 Serv. aux. de l'act. économique 34.3 29.2 18.1 12.2 3.7 2.3 Transports et communications 26.7 36.7 20.9 11.9 2.5 1.2 Social 45.2 32.8 13.5 6.2 1.5 0.7 Administration publique 37.7 27.5 19.3 13.9 0.2 1.5 Autres 19.6 27.2 26.8 22.2 1.5 2.6 Source: Bruschini 1998:22, PNAD 95 Tableau 11 Travailleuses dans l'emploi domestique en % Avec Carteira de Trabalho Sans Carteira de Trabalho Total Ensemble 25.9 74.1 100 Femmes blanches 28.5 71.5 100 Femmes noires 23.8 76.2 100 Sources: Abramo, 2004:21, PNAD/IBGE Tableau 12 Profil des femmes occupées en activité non-agricole par activité en 1997 en % Emploi domestique Bureau Services judiciaires, enseignement, santé 25.24 14.83 12.85 78 Commerce Confection d'habits Hôtellerie et restauration Services auxiliaires Commerçante indépendante Commerce ambulant Techniciennes et professionnelles de bureau et laboratoire Soins de beauté Autres propriétaires Autres emplois dans la production Ministre, directrices et adjointes Communications Industrie des chaussures Artisanat Services financiers et assurances Industrie de céramique, ciment, caoutchouc et bois Industrie du textile Fonctionnaire publique Industrie de l'alimentation et du tabac Transports Propriétaires Industrie métallurgique Sports Travaux manuels Industrie du papier Sécurité sociale Construction civile Services de réparation Industrie électrique Religieuses Non déclarés Autres Total % Total de travailleuses 6.52 9.54 3.75 4.84 2.45 2.3 2.24 1.56 0.92 1.68 0.72 0.77 1.45 0.31 0.25 0.67 1.7 0.32 0.56 0.21 0.03 0.35 0.3 0.23 0.11 0.06 0.06 0.0028 0.05 0.06 0.04 2.78 100 21 219 298 Sources: Nogueira 2001:115. PNAD 79