O_esplendor_de_Pt, CUROPOS
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O Esplendor de Portugal de António Lobo Antunes : l’entre-deux colonial Fernando Curopos Agrégé de portugais, Docteur en littérature portugaise Institut d’Enseignement Supérieur de la Guyane, Cayenne L’hymne portugais, « A Portuguesa », qui apparaît dans le paratexte du roman et son titre, a été écrit en 1890, suite à un ultimatum lancé par l’Angleterre au Portugal. L’alliée historique du Portugal imposait au roi D. Carlos de retirer ses troupes d’une partie de l’Afrique Australe, entre l’Angola et le Mozambique, mettant ainsi fin aux velléités portugaises d’unir ses deux colonies. Le premier pays européen à avoir colonisé effectivement l’Afrique noire, se voyait ainsi dépossédé de droits qu’il croyait légitimes. Le pays des « heróis do mar » n’était plus à la fin du 19ème siècle qu’une nation résignée, obligée de se soumettre aux volontés des puissances européennes qui convoitaient ses possessions africaines. Arrivé au pouvoir en 1932, Salazar va relancer la politique coloniale du Portugal et galvaniser les foules pour redonner aux Portugais la sensation d’être à nouveau « les héros d’une nation impériale », voués à un grand destin, celle de répandre « a Fé e o Império ». Proclamant avec véhémence sa vocation coloniale, l’Estado Novo réagissait aux pressions internationales qui se faisaient sentir sur les colonies portugaises. En plein milieu du 20ème siècle, sous l’impulsion des idéologues du régime salazariste et à contre courant de l’Histoire, le Portugal devient une nation pluri-continentale qui irait du « Minho à Timor », « um mundo que o português criou » pour paraphraser le titre d’un ouvrage du sociologue brésilien Gilberto Freyre, un monde lusotropical qui aurait la singularité d’être exempt de racisme, ce qui se traduirait par une propension plus qu’évidente à la miscégénation. O Esplendor de Portugal nous montre l’envers du discours officiel : la non acceptation de l’identité métisse, une colonisation qui nie l’Autre dans sa dignité humaine mettant ainsi à nu la fiction coloniale salazariste. Carlos : l’entre-deux métis C’est avec le personnage de Carlos que s’ouvre le roman, une de ses principale instance narratrice et celui qui sera l’objet principal du discours de 3 autres personnages : sa mère adoptive, Isilda, et ses demi-frères, Clarisse et Rui. Nous le voyons ironiquement regarder la statue du Christ, érigée du temps de Salazar, à Almada. Ce n’est sans doute pas par hasard que Lobo Antunes ouvre ainsi son roman, sur le regard du métis Carlos vers un des symboles de la colonisation portugaise, le Christ, sous l’étendard duquel voyageaient les grands navigateurs du temps des Découvertes. Depuis le quartier de Ajuda, à Lisbonne, c’est vers l’autre rive du Tage que ce personnage en marge regarde, vers une ville dont le nom évoque, dans l’imaginaire culturel portugais, le nom d’un écrivain moderniste : José Sobral de Almada Negreiros, plus connu sous le nom de Almada. Or celui-ci est né en Afrique, à SãoTomé e Príncipe, d’une mère d’origine africaine et d’un père blanc, tout comme Carlos. Et tout comme lui, sa dimension africaine n’aura joué que peu d’importance dans son vécu, au point que l’on pourrait se demander s’il n’avait pas lui aussi cherché à la gommer. 1 Carlos vit la gestion douloureuse d’un entre-deux métis, un conflit qui s’est cristallisé vers l’âge de 7 ou 8 ans : Tinha sete ou oito anos […] a Maria da Boa Morte não me tratando por menino tratandome por tu como se valesse o mesmo que eu, fosse minha igual - Tu és preto [...] Os pavões principiaram a repetir em coro - Tu és preto [...] os setters e os bailundos me fitaram para lá dos caixilhos sob um céu de desastre1. Carlos prend conscience de sa différence sur le mode d’une catastrophe intime, du désastre (« sob um céu de desastre »). La bonne étoile qui semblait présider sa destinée vient soudain de s’éclipser. La révélation se transforme littéralement en une révélation tragique démultipliée par un chœur imaginaire (« a repetir em coro »). Une soudaine punition divine s’abat sur l’enfant métis dont l’Ancien Testament dit : « Celui qui est issu d’une union illicite (sous entendu d’un père israélite et d’une mère étrangère) n’entrera point dans l’assemblée de l’Eternel, même à la dixième génération n’entrera point dans l’assemblée de l’Eternel. » (Deutéronome, verset 23). C’est la « mãe negra » de Carlos, Maria da Boa Morte, celle qui l’a élevé et lui offrait « às escondidas as guloseimas que fazia em segredo para ele, compota de manga, geleia de papaia, cocada » (p. 198), qui lui révèle le secret de sa naissance. Si sa mère d’adoption voulait coûte que coûte garder le secret, c’est plus pour préserver une morale bourgeoise que pour protéger son fils. A partir de là, Carlos entre dans l’exil de l’origine, devient un être sans véritable identité : « eu permanecia um estranho, um estrangeiro, um eu que era dois, o deles e o meu » (p. 134). Cette re-connaissance crée littéralement l’identité métisse de Carlos ; il endosse alors une identité assignée, celle du « preto» ou au mieux du « mestiço », une identité qui ne correspond pas à la sienne : chamavam um Carlos que era eu em elas não eu nem era eu em eu, era um outro, da mesma forma que se lhes respondia não era eu quem respondia era o eu deles que falava e o eu em eu calava-se em mim e portanto sabiam apenas do Carlos delas não sabiam de mim. (p. 134) Le « Carlos » métis des autres, n’est pas l’identité du sujet ; il ne s’agit que de « uma pele que se larga » (p. 128), un nom qu’il n’endosse pas et qui ironiquement contient l’anagramme de « claro », l’identité épidermique qu’il s’est choisi. L’oracle fatal, « tu és preto », prononcé par la nourrice, signe la mort sociale de Carlos. Le mot « preto » projette le personnage dans la catégorie des dominés, de ceux qui sont définis, pensés et parlés par le langage de celui qui est parvenu à imposer sa vision du monde : le Blanc. Dans une société raciste et eurocentriste, c’est le blanc qui définit le noir et lui assigne son identité. Dorénavant, Carlos ne pourra plus qu’être un noir portant un masque de blanc, la seule identité qu’il ait intériorisée et à laquelle il s’identifie2 : sob o disfarce das feições, da pele, do cabelo, exist[em] as feições e a pele e o cabelo que nenhum branco aceit[a] e descobri em mim no dia em que a Maria da Boa Morte me disse na cozinha, [...] 1 António Lobo Antunes, O Esplendor de Portugal, Dom Quixote, Lisboa, 2007 (4ème édition), p. 101. Nous indiquerons dorénavant le numéro de la page après la citation. 2 Nous faisons évidemment référence à l’ouvrage de Frantz Fanon, Peau Noire, Masques Blancs, Seuil, Paris, 1952. 2 - Tu és preto . (p. 101) Le sujet « Carlos » est produit par un ordre social raciste, qui voit dans les Noirs des êtres inférieurs qui méritent d’être assujettis. Ce qui le différencie des Noirs, c’est sa position sociale et son éducation, bien plus que son phénotype, son apparence physique qui le rend même plus blanc que certains Blancs : « eu de pele mais clara do que eles, nariz mais estreito, cabelo mais liso » (p. 108). Fils de riches propriétaires terriens, il est accepté par la société coloniale sans être toutefois l’égal d’un Blanc. S’il s’associe aux Noirs à certains moments, ce n’est pas parce qu’il s’identifie à eux, mais parce que sa position sociale à Lisbonne, celle d’un « retornado » déclassé, lui rappelle celle des Noirs en Angola, du temps où il était colon na Baixa de Cassange : era a mim [...] que eu achava desgraçado, a contar os tostões ansiosos do princípio ao fim do mês, longe da Baixa de Cassange [...]. Eu um criado, agachando-me numa cubata da Ajuda […], só me faltava um cigarro aceso com a brasa na boca, um caixote de peixe seco e as feições roídas pelas borboletas da lepra, só me faltavam os cipaios a erguerem-me da esteira a golpes de apito e bastonadas. (p. 80) Ayant intériorisé les structures de domination de l’ordre blanc, Carlos, en sa qualité de métis, ne peut que songer à fréquenter une Blanche pauvre, déclassée socialement et pour cela dans un espace entre-deux, comme lui, « dado na ideia dela não existirem mais diferenças entre um preto rico e um branco pobre » (p. 131). Toutefois, se voyant autre, c'est-à-dire appartenant à la bourgeoisie blanche, il n’éprouve que honte à l’égard de Lena et de sa famille : « nunca disse por vergonha a nenhum colega de liceu que namorava com ela, se calhava aproximar-se toda risinhos à saída das aulas » (p. 14). Pour la fréquenter il se voit obligé de mentir sur sa position sociale : « - Não é mussequeira palavra de honra que não é mussequeira os pais dela têm o apartamento em obras juro-te que é exactamente como nós » (p. 24). Mais en réalité, une fois mariés, la différence sociale persiste, et le couple s’enferme dans une incommunicabilité résignée : « entendo a minha mãe, entendo o meu pai, entendo os meus irmãos, nunca entendi a Lena » (p. 130). Pour Carlos, Lena continue à être une « mussequeira », dont les goûts et la manière d’être reflètent l’origine sociale. Elle s’habille avec des « trapos cafuzos de mussequeira » (p. 53) et les masques qui décorent leur appartement « eram os brancos pobres de Angola » (p. 130), des objets de pacotille que Carlos exècre, car africains. D’ailleurs, sur ce point, Carlos et sa mère adoptive sont du même avis : Lena n’est qu’une « criatura de musseque » (p. 404). Si Isilda l’accepte effectivement, c’est que son fils métis ne pouvait prétendre à mieux : « foi porque não podia querer demais para o meu filho, era impossível que não dessem conta pelas asas do nariz e o cabelo, ainda que fosse um trisavô de sangue preto, as asas do nariz e o cabelo não mentem » (p. 404). Pour Lena, son mariage n’était qu’un moyen de se rapprocher du modèle dominant idéalisé, celui de la bourgeoise blanche, identité que la société coloniale hiérarchisée lui avait ôté car bien que blanche, sa position sociale la relégait dans la catégorie de l’entre-deux métis : « casaste com ele porque pensavas que o meu irmão era rico, para te livrares do musseque, usar melhor roupa, morar na fazenda, ter criados, dinheiro, conhecer o governador e o bispo » (p. 334). Cependant, ayant intériorisé le racisme « blanc », Lena ne peut que ressentir un « nojo de branca » (p. 106) envers Carlos. Leur nuit de noces est décrite sous le mode de la résignation et du dégoût : o pé tocou no meu pé numa resignação cansada […] e a boca fechada, a muralha dos dentes que me repeliam, o umbigo que escapava de mim, os seios côncavos na minha palma, o corpo que se pregueava de [...] nojo de branca obrigada a dormir com um feitor, 3 um cipaio, um contratado, [...] arrependida de não ter casado com um vizinho qualquer da sua raça ». (p. 107) La relation de pouvoir s’inverse alors, et c’est au tour de Lena d’humilier son mari, de ressentir de la honte, au point de celle-ci se refuser à lui. C’est ainsi que Carlos réalise, après avoir évoqué le moment où il a découvert sa véritable origine, que « não queria engravidar de mim para não trazer a vergonha de um mestiço na barriga, a empestar-lhe a casa, entendi porque fugia na cama mal começava a expandir-me no cobertor » (p. 102). A aucun moment Carlos ne se libère du clivage Blanc/Noir pour atteindre la réconciliation et l’apaisement identitaire. L’intériorisation des mécanismes d’exclusion est telle que l’on peut parler d’une véritable aliénation pour le personnage qui s’identifie totalement, dans une situation d’oppression coloniale, à l’agresseur blanc, une haine de soi qui se traduit par une haine de l’Autre en soi : le Noir. La seule empathie qu’il éprouve envers le peuple colonisé est dirigée envers sa nourrice, Maria da Boa Morte, à laquelle il est attaché depuis son enfance : não a largando um centímetro, [...] a exigi-la à sua beira para conseguir dormir, não me exigia a mim, nunca me exigiu a mim nem ao pai, era a Maria da Boa Morte que queria, mal chegava do liceu nas férias metia-se na copa a conversar com ela, [...] não gosta dos irmãos, não gosta da mulher, gosta do pivete da miséria. (pp. 28-9) Maria da Boa Morte vient combler son manque affectif, sa mère adoptive n’ayant pu lui transmettre un amour maternel au sens plein du terme, car elle-même prise dans un réseau de préjugés raciaux : os meus irmãos e eu comíamos num compartimento à parte por não haver lugar à mesa para nós e um dia percebi que […] era por medo que os estrangeiros reparassem que eu não era branco, era preto como os contratados, mal aparecíamos na varanda cheia de senhoras sentadas a tomarem chá [...] a minha mãe levantava-se logo abrindo as mangas a esconder-me mandando-nos brincar para o jardim. (p. 130) C’est pour se venger de celle qui malgré tout « o aceitou desde pequeno e se afeiçoou a ele e o criou » (p. 92) que Carlos n’ouvrira jamais les lettres de Isilda, « cartas iguais a bichos malcheirosos e mortos » (p. 14). Sa mère adoptive n’est plus qu’un souvenir relégué dans un tiroir : « dúzias e dúzias de envelopes sujos, cobertos de carimbos e selos, falando-me do que não queria ouvir, a fazenda, Angola, a vida dela » (p. 14). S’il ne ressent que mépris pour Isilda, il n’éprouve aucune sympathie pour sa mère biologique. Adulte, il cherchera à la connaître. Mais c’est sous le signe de la non reconnaissance que se produit la rencontre : dei com a empregada do refeitório de avental e touca na sua gruta onde acumulava os relentos ácidos dos pobres, uma preta igual às pretas da fazenda, o mesmo peito tombado, os mesmos braços magros, que não levantou a cabeça, não cumprimentou […] idêntica às máscaras da Lena e como elas a fitar-me pelos buracos dos olhos sem espanto nem interesse. (p.132) L’écart entre le colon métis et la femme africaine exploitée est tel que sa propre mère devient une « preta igual às pretas da fazenda ». Jamais il ne cherchera à comprendre les raisons réelles de l’abandon, si ce n’est à travers une considération pécuniaire et raciste : « aceitando o dinheiro que a minha mãe lhe deu e distribuindo-o pelos primos ou gastando-o em cerveja de modo que ao cabo de uma semana as notas não existiam como prova de que eu existira antes delas » (p. 132). Le mécanisme d’exploitation sexuelle de la femme noire est 4 éludé, comme est éludé une des raisons possibles de ce rapide abandon : la propre honte de cette femme d’avoir donné naissance à un enfant blanc, l’oppresseur, alors que considérée comme noire par ses compatriotes. L’enfant totalement blanc mettait ainsi à nu ses propres origines métisses, sans doute jamais révélées. Toutefois, ce sont les femmes noires qui initient le personnage à la sexualité et lui procurent le plus de plaisir, rejoignant par là l’ambivalence du Blanc envers la femme noire, objet de désir jamais assumé. En comparaison, les Blanches n’auraient pas le même attrait : dormi com uma ruiva na ilha tudo depressa e sem prazer não senti o que sentia com as Maria da Boa Morte Angolanas . (p. 46) La femme noire objet sexuel prend ici une autre dimension. En plus de procurer une satisfaction libidinale, les prostituées africaines procurent au sujet un certain réconfort émotionnel, un apaisement qu’il ne pouvait trouver qu’auprès de sa nourrice, raison pour laquelle ces femmes noires deviennent toutes des « Maria da Boa Morte ». Néanmoins, le personnage ne parvient pas à se débarrasser de son carcan mental, et c’est une femme blanche qu’il va fréquenter et épouser, pour pouvoir rentrer dans la peau imaginaire de l’homme blanc, de l’homme « civilisé ». Jamais ne lui vient à l’esprit de renoncer au faux privilège de la couleur, jamais il ne remet en question les valeurs du système colonial ; bien au contraire, il les assume ouvertement. Le point de vue de Carlos sur les Africains et sur l’Angola est celle du colon blanc raciste qui n’éprouve que mépris pour le peuple dominé : não me interessa Angola cheia de pretos […] a julgarem-se nós » (p. 14), « pretos que se julgam brancos ou por um motivo qualquer por definição absurdo pretendem que os brancos os considerem iguais. (p. 50) Contrairement au grand héros du « roman familial » tel que l’a défini Marthe Robert1, « le bâtard » Carlos n’est pas celui par qui advient la ruine de la société patriarcale, ici, l’ordre colonial instauré par la Patrie. De part sa marginalisation sociale, il aurait pu devenir un véritable héros romanesque, un réformateur moral, l’annonciateur d’une morale anticolonialiste et d’un ordre nouveau. António Lobo Antunes en a fait un anti-héros, une figure de l’échec. Les colons : entre deux nations, entre deux couleurs Si Carlos ne parvient jamais à l’assomption d’un discours anticolonialiste ou antiraciste, son père s’en approche. Dans un discours enchâssé qui le mêle à celui des personnages et uniquement signalé par des caractères en italiques, nous avons accès à un étrange monologue post-mortem de Amadeu où transparaît la nostalgie d’une vie possible s’il n’avait pas, lui aussi, été pris dans un réseau d’impositions et de conventions sociales. La rencontre avec Carolina, la mère biologique de Carlos, naît d’un simple désir sexuel qu’il est facile de satisfaire avec les femmes noires, « dado que se não pode recusar uma mulher a um branco » (p. 133) : « limitei-me a reparar-lhe no corpo do outro lado do balcão, [...] limiteime a perguntar no escritório pelo número da cabana dela » (p. 255). Jamais il n’est question d’amour entre eux, et pourtant, sa véritable maison, ce n’est pas celle présidée par Isilda, « a minha casa é uma cabana no bairro da Cotonang, em Malanje, […] a minha casa é um corpo incompleto de criança que não me espera, me suporta » (p. 133). Si Carolina ne fait qu’obéir 1 Marthe Robert, Roman des Origines et Origines du Roman, Grasset, Paris, 1972. 5 aux injonctions d’un rapport de maître à esclave, Amadeu rêve d’une autre réalité, d’un corps qui s’offre non pas sous la force, mais mue par un véritable désir : « encontrei-a […] nem escapando-se nem pedindo-me, quieta, com a respiração quieta, as pernas quietas » (p. 255). Contrariant les règles sociales liées à la couleur, il va jusqu’à envisager une esquisse de « namoro » : convidei-a um domingo para passear comigo em Malanje e recusou […] não me importava de entrar no cinema ou no café com ela Carolina E recusou » (p. 255) ; « Não me importava de entrar no cinema ou no café contigo, não me importava que nos vissem fingindo não nos verem, me chamassem à direcção. (p. 257) Amadeu est lui aussi un personnage tiraillé dans un entre-deux racial, envisageant de partager une intimité avec l’Autre, la femme noire, mais forcé de rentrer dans le rang social, de former une famille blanche. En cela, il est lui aussi une figure de l’échec, d’autant plus grand que son échec intime prend une dimension autodestructrice, qui passe par une dégradation physique et morale : a minha mulher a dormir com o comandante da polícia no escritório por baixo do meu quarto sem se esconder de mim, […] eu […] a fingir que não dava fé, a quem o enfermeiro mostrava as análises do fígado e as radiografias da vesícula que em vez de me assustarem me alegravam, […] eu contente . (p. 133) Or, Amadeu n’est évidemment pas le seul européen dans cette situation. Dans les colonies africaines, la femme noire a de tout temps constitué une échappatoire aux désirs sexuels de l’homme blanc, arrivé très souvent sans sa famille ou dans la force de l’âge. De plus, le corps féminin africain, exempt des normes sociales occidentales, s’expose aux regards masculins incapables de comprendre les codes de la civilisation autochtone. Une femme considérée comme impudique est un corps qui s’offre, à tel point que certains auteurs vont jusqu’à considérer l’Afrique comme le « harem de l’Occident1 ». Rien d’étonnant alors à ce que « todos os agrónomos da Cotonang, sem excepção ti[vessem] amantes mulatas e filhos mulatos com quem viviam em segredo » (p. 57). Cependant, la relation qui s’établit n’est jamais apaisée. Elle doit être secrète ou alors totalement dénuée de sentiments, la femme noire et sa descendance totalement réifiées. C’est ainsi que le parrain de Isilda évolue dans sa propriété perdue dans l’intérieur du pays, « uma casa desalinhada de homem sem mulher excepto as criaturas de quem tinha os filhos e permaneciam na sanzala, mesmo depois da colheita » (p. 346). La description émane de Isilda qui ne se sent pas du tout solidaire de ces femmes africaines, réduites à de simples objets sexuels, sans identité propre, des « criaturas » ayant pour seule fonction de satisfaire les besoins du maître qui s’est constitué ainsi un véritable harem. Les fruits de ces unions sont eux aussi ostracisés. Ces enfants vivent hors de la maison du maître, aussi inexistants que leurs mères, des êtres « n[o]s quais o meu padrinho não atentava salvo para conduzirem o tractor ou desinfetarem as plantas » (p. 346). Dans la société coloniale raciste dont Lobo Antunes dresse le portrait, les enfants métis n’ont aucun droit de cité, ils sont relégués dans la catégorie « Noirs », condamnés à servir, non plus leur père mais leur « patrão ». Les liens affectifs ne semblent pas pouvoir dépasser la barrière de la couleur. 1 C’est la théorie défendue par Robert Young dans son ouvrage Colonial Desire, Hybritidy in Theory, Culture and Race, Routledge, Londres, 1995. 6 Si le nom du père n’est jamais transmis, ces enfants obtiennent néanmoins un prénom qui les relie à une sphère culturelle européenne et non plus africaine. Cependant, le anthroponymes choisis détonnent de part leur excessive étrangeté par rapport à l’espace culturel et à ceux qui les portent : « Teófilo Plínio Marciano Nepomuceno Isaías Sansão », pour ne citer que ceux identifiés dans le roman. Ces enfants métis n’ont pas de nom africain sans pour autant gagner une nouvelle identité européenne, si ce n’est un prénom qui les relègue dans un espace de l’entre-deux, ni Africains, ni Européens. Rien d’étrange alors à ce que le signal de la révolte anticolonialiste émane du fils métis, de « Sansão », qui en tuant son père/« patrão » signe la mort du Père/Patrie et de son rêve impérial. C’est ainsi que ce personnage secondaire du roman devient essentiel pour la compréhension de l’Histoire, car il préfigure le début d’une nouvelle ère, l’Indépendance, que les Noirs et les métis dénigrés doivent conquérir pour tout simplement exister. C’est d’ailleurs dans la Baixa de Cassange, où se déroule une partie du roman, que les premières révoltes indépendantistes commenceront, en janvier 1961. Sansão, l’homme sans voix, devient un véritable héros tragique, une victime sacrificielle qui tue son père pour libérer ceux et celles qui vivaient sous l’emprise d’un tyran : o filho que o escoltava […] a chamá-lo de manso sem que me desse conta que era a primeira vez que lhe escutava a voz, a primeira e última vez que lhe escutei a voz - Pai (p. 88) En ce sens, Sansão est le contrepoint exact de Carlos qui accepte sa condition d’être assujetti, et pour cela incapable de vivre réconcilié. Le seul personnage européen ayant conscience de l’absurdité de la situation coloniale est une figure également excentrée du noyau central du récit, l’oncle de Isilda. En filigrane, transparaît ainsi une issue possible, la fin d’un régime d’oppression et l’indépendance de l’Angola : « o irmão do meu pai […] a sair da cadeia por gastar dias a fio a convencer os africanos que eram iguais a nós […] que deu a terra aos pretos […], a pedir aos administradores que regressassem à metrópole » (p. 188). Toutefois, ce discours n’est jamais entendu par les personnages du roman, aliénés à la fois par une dictature raciste et un capitalisme anachronique vivant de l’exploitation de l’homme noir. Le clivage Blanc/Noir s’étend paradoxalement aux Blancs eux-mêmes par un mécanisme de hiérarchisation économique et socio-historique. Bien que Portugais et blancs, les parents de Lena sont relégués dans l’entre-deux colonial : ni Blancs, ni Noirs. Ils n’habitent pas la « casa grande » d’une propriété agricole ni dans un appartement confortable de Luanda, mais dans « uma casa às três pancadas, de lanterna do alpendre enodoada de mosquitos, trepadeiras musguentas, […] vizinhos mulatos em cubos de tábuas, com as retretes ao léu numa esquina de muro » (p. 14). Pauvres, ils sont socialement déclassés, donc plus proches des Africains dont ils partagent les mêmes conditions de vie. Dans la colonie, les rapports entre Blancs sont subordonnés à l’argent ; en avoir garantit le statut de Blanc, en être dépourvu relègue le colon à la catégorie de l’entre-deux métis. Les Portugais d’Afrique, en leur qualité d’immigrés partis vers un continent tenu pour sauvage, ne sont plus considérés comme des Portugais à part entière, mais comme une population « hybride » participant d’un entre-deux culturel, a mi-chemin entre le monde civilisé et l’Afrique primitive : « olhavam para nós como criaturas primitivas e violentas […] habitando no meio dos pretos e quase como eles, […] uma raça detestável e híbrida » (p. 264). Ces Portugais pourtant considérés par le système salazariste comme les nouveaux explorateurs de l’Empire, sont eux-mêmes dénigrés par la société métropolitaine qui les voit avec mépris ou au mieux avec condescendance. Relégués à la catégorie de l’entre-deux, « de algo intermédio » (p. 325), ces colons peuvent alors être exploités au même titre qu’ils exploitent les Africains : « obrigando-nos a enriquecê-los com percentagens e impostos sobre 7 o que nos não pertencia também, roubando no Uíje e na Baixa do Cassange para que nos roubassem em Lisboa » (p. 264). Au contact avec l’Afrique et à travers un système de hiérarchisation capitaliste, ces ultramarins deviennent « os pretos dos outros » (p. 263), les Noirs des métropolitains. C’est pourquoi leur retour en métropole après le processus de décolonisation est vu de manière dysphorique. Leur arrivée est perçue tout d’abord comme une menace pour la santé publique : « apavorados com a ideia de trazermos doenças de pretos que se pegassem » (p. 285). A travers une voix anonyme marquée graphiquement dans le texte par l’utilisation de l’italique, c’est le discours de la doxa qui transparaît. Ces « retornados » constitueront dorénavant un groupe à part : « vocês graças a Deus são quase brancos » (p. 284). L’adverbe « quase », relègue ces portugais des ex-colonies, dans un entredeux identitaire : pas « noirs » mais pas tout à fait « blancs ». Par ailleurs, cet entre-deux est la caractéristique psychologique de Carlos, Clarisse et Rui. Leur parcours existentiel a également une valeur métonymique, montrant comment ces « retornados » n’ont jamais pu faire le deuil de leur passé colonial, raison pour laquelle ils n’arrivent pas à s’identifier complètement à un pays, ni à celui qu’ils ont quitté, ni à celui qui les a accueillis. Si Carlos renie l’Afrique, il éprouve la nostalgie de ses privilèges de colon, du temps où il avait des « criados que faziam por mim com vontade ou sem vontade o que eu tinha que fazer agora sem vontade nenhuma » (p. 80). Rui, quant à lui, n’a jamais quitté l’Angola et se comporte à Lisbonne comme dans la savane africaine, pourchassant pigeons et chats de gouttière, « atir[ando] pedras aos canários, […] trep[ando] ao plátano de luvas por causa das bicadas » (p. 202). Toutefois, c’est à travers les monologues de Clarisse que s’affirme le mieux cette dimension de l’entre-deux des « retornados ». Sous son regard, Lisbonne et la « mer de paille » se transforme en un grandiose paysage africain, redonnant ainsi vie à un passé perdu mais qui perdure dans l’inconscient de tous ces déracinés : na savana da praça, hienas de alunos da escola trotavam em círculo […] farejando os tabuleiros dos vendedores ambulantes, […] sumindo-se na mata do jardim onde se avistavam hipopótamos de barcos a acenderem os olhos no Tejo, […] pacaças de gruas que bebiam ondas erguendo os chifres de ferro contra os morros de Almada. (p. 277) Celle qui affirmait « não senti[r] pena de ir embora de Angola » (p. 282) devient à son tour une figure de l’échec. Son intégration sociale reste marquée par la marginalité puisque celle-ci devient une femme entretenue aux conquêtes multiples, raison pour laquelle elle se définit elle-même comme « amante da sanzala » (p. 363), s’associant ainsi aux femmes noires objets sexuels des colons portugais. La mise à nu de la fiction coloniale Le Portugal des « retornados » n’est que misère affective et humaine comme l’était déjà l’Empire colonial. O Esplendor de Portugal met ainsi à nu une réalité manipulée et inventée, celle du lusotropicalisme, dont s’est approprié le régime salazariste pour vanter les mérites de la colonisation portugaise, basée sur l’interpénétration culturelle, le métissage et une prétendue fraternité humaine. Après la seconde guerre mondiale, le gouvernement de l’Estado Novo reprend à son compte les thèses du sociologue brésilien Gilberto Freyre pour défendre la spécificité du système colonial portugais face aux condamnations de l’ONU. Les idées discriminatoires de l’Acte Colonial sont abandonnées et l’expression colonisation est peu à peu substituée par l’idée d’assimilation. Or tout le roman nous montre le contraire. Si les préjugés régissent les comportements de la famille vis-à-vis du métis Carlos, ceux-ci sont démultipliés envers les Africains : “os africanos eram não uma raça diferente mas uma espécie zoológica distinta capazes até certo ponto de imitar as pessoas e todavia sem nada 8 meu Deus que os aparentasse a nós » (p. 157). Pour le colon blanc, ils ne sont que des êtres inférieurs ravalés au rang d’animaux. La politique africaine do Estado Novo prend sa source dans l’Acte Colonial de 1930, instituant officiellement la mission historique de la nation portugaise : coloniser ses possessions ultramarines et civiliser les peuples indigènes qui s’y trouvent. Ainsi, l’Africain n’est pas considéré comme un citoyen à part entière, mais comme un indigène qu’il faut d’abord civiliser avant qu’il ne puisse acquérir le statut d’assimilé. Le premier pas vers cette assimilation sera le travail obligatoire, étant donné que l’Africain aurait une propension innée pour l’oisiveté et la paresse. La description du travail indigène dans le roman renvoie davantage à une exploitation esclavagiste qu’à une quelconque mission civilisatrice. En effet, les ouvriers agricoles de la propriété de Isilda vivent plus les conditions de travail des esclaves que celles de salariés. Le camion à bétail a remplacé le navire négrier pour l’approvisionnement en main d’œuvre et les conditions de transport toujours aussi mortifères pour ces déracinés : não se cansavam de morrer de amibiana mal chegavam em camionetas de gado, […] desatavam logo com vómitos e febre, o administrador teimava que agonizavam de propósito. (p. 21) Ainsi, l’esclave a été remplacé dans les colonies portugaises par « o contratado », un salarié sous contrat. Mais le colon blanc lui retire toute dignité humaine, le réifie jusqu’à ne plus se préoccuper de son intégrité physique. Il s’agit d’un bien meuble, interchangeable : « a minha mãe entendeu-se com o administrador de Dala Samba e passou a contratar bundibângalas que embora fossem mentirosos e lentos sempre duravam um bocadinho mais » (p. 21). S’il résiste aux conditions de travail, le « contratado » sera pris dans un système de dettes dont il ne pourra jamais sortir, faisant de lui un éternel débiteur face au patron blanc auprès duquel il est obligé de se fournir : « havia quem suportasse a safra inteira mas não podia ir embora […] porque com as despesas na cantina nos devia as vinte safras seguintes no caso de semear de graça e não comer » (pp. 21-2). D’ailleurs, dans ce nouveau système féodal du colonialisme portugais, toute concurrence est aussitôt violemment évincée afin de protéger les privilèges du « maître ». C’est ainsi qu’un commerçant ambulant ayant osé pénétrer sur les terres de la propriété est condamné par celui qui devrait être le garant de l’ordre et de la loi : o chefe da polícia apontou-o com o pingalim - É no comércio da patroa que se compra peixe seco não é no comércio da vila mandou que os cipaios destruíssem os caixotes de peixe do comerciante mestiço que não se atrevia a um gesto, derramassem gasolina e lhe atirassem fogo, […] para o ensinarem a obedecer. (p. 79) Dans ces propriétés éloignées du centre de décision qu’est Luanda, le « maître » est la loi. C’est à ce titre qu’il a droit de vie et de mort sur ses « contratados ». Comme nous voyons dans le roman, les exécutions sommaires sont légion, montrant ainsi le caractère arbitraire de ce système colonial. L’aliénation est telle que les propres africains se réjouissent de voir l’un des leurs être pendu et « radiantes com a hipótese de um segundo contratado na ponta de um gancho » (p. 20). Face aux insistantes condamnations de l’ONU dues à l’utilisation de main d’œuvre esclave dans les colonies portugaises, le statut de l’indigène est révoqué en 1954. Le travail forcé est aboli et les indigènes sont dorénavant considérés comme des Portugais des colonies ou des Portugais de couleur, des salariés mais pas du tout esclaves selon le discours officiel repris par Isilda : 9 os trabalhadores os camponeses os operários não escravos [...] assalariados por intermédio do chefe de posto, um amigo dos nativos que lhes defendia os direitos e lhes promovia o emprego, [...] assalariados com vencimentos perfeitamente justos assistência médica gratuita medicamentos gratuitos escolas gratuitas habitação gratuita um comércio só para eles liberdade completa onde estão os ecravos, digam-me por favor onde estão os escravos. (p. 219) Toutefois, ce système d’oppression perdure, et ce jusqu’à l’indépendance. Entre l’arrivée des premiers Portugais en Afrique au 15ème siècle et leur départ en 1975, rien n’a changé. L’Africain « contratado » ou le Portugais de couleur est toujours un esclave, la victime d’un colonialisme inhumain et raciste : escravos a quem embora continuassem escravos chamávamos portugueses de cor. (p. 115) Les Européens et les Portugais en particulier ont repris à leur compte la condamnation biblique de Cham, à tel point que « se Deus existe é branco e portanto não sobeja Deus para os pretos » (p. 244). Le roman de Lobo Antunes nous montre ainsi l’échec du colonialisme portugais et le mensonge qui l’entourait. Il nous dévoile une réalité cachée durant les années de la dictature salazariste. Toutefois, dans le Portugal postrévolutionnaire, la guerre coloniale et la question africaine n’ont jamais été réellement débattus, laissant des milliers de « retornados » et d’anciens militaires sans voix, avec un mal-être patent, dont Carlos, Lena, Rui et Clarisse sont l’exemple métonymique. Le Pays s’était trouvé un autre continent à conquérir : l’Europe dont les mines d’or avaient pour nom fonds communautaires. Ce n’est qu’à partir de la fin des années 80 que la question coloniale entre pleinement en littérature, avec des voix comme António Lobo Antunes, João de Melo ou Lídia Jorge. Elles se chargent non seulement de raconter l’horreur de la guerre mais surtout l’absurdité du mythe impérial portugais. En ce sens, O Esplendor de Portugal s’inscrit dans la lignée des anti-épopées lusitaniennes dont Gil Vicente a été le précurseur avec son Auto da Índia. Entre la geste lusitane aux Indes et l’épopée africaine, bien peu de choses ont changé : Lá vos digo que ha fadigas, tantas mortes, tantas brigas e p’rigos descompassados1. 1 Gil Vicente, Auto da Índia, in Obras de Gil Vicente, Lello e Irmão Editores, Porto, 1965, p. 328. 10